Les politiques d’aménagement du territoire et le développement des zones grises en Côte d’Ivoire

Land use policies and development of grey zones in Côte d’Ivoire

KADET Bertin G.


Résumé : Cet article met en rapport les dérégulations spatiales apparues dans le paysage géographique ivoirien, et la question de la sécurité dans ce pays de l’Afrique de l’Ouest. L’exploitation des documents officiels, et de certains travaux relatifs à l’aménagement et la structuration du territoire, au regard des réalités socio-spatiales présentes, montre que des zones grises se multiplient en Côte d’Ivoire depuis 2002. L’extension de ces zones est à l’origine des problèmes de sécurité dans le pays. Les affrontements armés dirigés par des groupes informels, les occupations illégales des espaces protégés, de même que les conflits entre les communautés, affectant les espaces dérégulés, sont, à l’analyse, les corollaires d’une logique de développement relevant du régime aménagiste ivoirien. Pour résoudre les problèmes de ces zones grises, le désarmement des ex-combattants, la réinsertion et la resocialisation des populations concernées, s’inscrivent dans une dynamique qui appréhende, dorénavant, la sécurité comme un bien social à promouvoir dans le pays. 

Mots clés : Côte d’Ivoire, aménagement, zones grises, sécurité, réinsertion, resocialisation 

 

AbstractThis article pertains to the spatial deregulation occurred in the geographical landscape of Côte d’Ivoire and the security issue in this West African country. The use of official documents, as well as some papers on the development and structuring of the territory in terms of socio-spatial realities certifies that grey zones have been on the increase in Côte d’Ivoire since 2002. This is as a result of safety issues in the country. Armed clashes led by informal groups, the illegal occupation of protected areas as well as conflicts between communities which affect the deregulated areas are the outcomes of a development approach by the Ivorian land development policy as shown by analysis. In order to solve those grey zone-related issues, disarmament of former combatants, rehabilitation and resocialization of the people concerned are part of a dynamic that frames security as a social good that needs to be promoted the country wide.

KeywordsCôte d’Ivoire, land development, grey zones, safety, rehabilitation, resocialization  

 

Plan

Introduction

Le phénomène des zones grises

Un produit des conflits armés

Les processus de production des zones grises  

Les disparités régionales

À la recherche de nouveaux équilibres

La réorganisation territoriale, une source de discorde

Accroître les mesures de sécurité

Une approche sociale

Conclusion

 

Texte intégral                                                                              Format PDF

INTRODUCTION

Jadis considérée comme la locomotive de l’Afrique de l’Ouest francophone, la Côte d’Ivoire peine à sortir d’une longue crise socio-politique, depuis la rébellion de septembre 2002. La moitié Nord et l’Ouest du pays sont devenus des zones à risques, en raison des pressions exercées par des bandes armées sur les populations et les ressources publiques. Ces zones grises contrastent avec la renommée de ce pays qui était la principale place financière et la porte d’entrée des investisseurs dans la sous-région. La politique d’aménagement du territoire entre 1960 et 1980, sous le premier Chef d’État ivoirien, Félix Houphouët-Boigny a permis de jeter les bases d’un remodelage de l’espace territorial. Dans la continuité de l’action de ce dernier, les gouvernements successifs ont réaffirmé leur volonté de faire de la décentralisation, un axe majeur de l’aménagement, la structuration et l’équipement du pays. Le régime aménagiste ivoirien a engendré des disparités régionales notamment entre le Nord, l’Ouest et le Sud du pays. Le conflit armé survenu dans le pays, de 2002 à 2011, est, malheureusement, la réponse au mal développement, à l’origine de ces zones grises. Cette situation soulève la question de la sécurité dans le pays, en particulier dans les espaces dérégulés. Comment les zones grises sont-elles apparues dans le paysage géographique ivoirien, et quelles en sont les caractéristiques ? Quels sont les processus socio-politiques de leur formation ainsi que les conséquences liées à cette dynamique ?

La notion de zone grise telle que conceptualisée dans la littérature scientifique, fait référence aux espaces désarticulés, du fait des conflits armés à l’origine de nombreux dysfonctionnements. Dans ces espaces caractérisés par la violence et l’instabilité permanente, les institutions étatiques ne parviennent pas à affirmer leur domination, si bien que l’autorité y est assurée par des groupes informels, notamment des gangs, des groupes armés, des milices. C’est ce qu’affirment certains auteurs, notant que ces groupes informels transforment les espaces qu’ils occupent, en un marché pour des pratiques mafieuses à l’origine d’une économie parallèle concurrente de l’économie légale du pays (Minassian, 2011 : 11, 27-49). Pour Boulanger, la défense de la souveraineté politique et la défense des attributs de l’État sont remises en cause dans les zones grises, par des processus de désintégration de l’État, les milices faisant office d’autorités locales (Boulanger, 2015 : 110). Finalement, les zones grises sont des zones de tensions, souvent conflictuelles, où les États sont impuissants à exercer leur souveraineté. L’autorité étatique n’arrivant plus à assurer ses obligations régaliennes, est face à des défis sécuritaires.

D’une part, les approches de la sécurité mettent en évidence une dynamique de ce concept qui, d’après Charles-Philippe David (2013), privilégie la sécurité humaine au détriment de la sécurité militaire. Cette évolution procède du fait que l’État n’est pas fondamentalement menacé. Au contraire, depuis la fin de la guerre froide (1990), le nombre des États a progressé dans le monde, les frontières issues de la colonisation sont restées inviolables et les guerres interétatiques ont disparu (David, 1993 : 70). Un autre constat est que de nouveaux problèmes de sécurité se posent, tels que les trafics de drogue, les terrorismes, la criminalité transfrontière, les migrations internationales, qui affectent davantage les espaces des pays en développement dont certains sont fragilisés par des conflits armés, et n’ont pas les moyens d’y faire face (Boulanger, idem).

Face à la violence et aux menaces sécuritaires, les solutions militaires ne suffisent pas, bien qu’indispensables. Les dimensions non militaires de la sécurité méritent d’être prises en compte, mettant en jeu la sécurité humaine, l’émancipation des individus, les libertés politiques, les droits de la personne, la pauvreté et les privations économiques. Dans cette dynamique, certains auteurs distinguent différentes formes de sécurité, à savoir, la sécurité intérieure faisant référence « aux actions menées sur le territoire national pour protéger les personnes et les biens », la sécurité sociale, qui est un système de solidarité nationale, la sécurité sanitaire intégrant les préoccupations de la santé, et la sécurité extérieure (Pontier, 2015 : 31). Au demeurant, la sécurité alimentaire représente un des grands enjeux du 21ème siècle, que la conférence des parties de Paris (COP21) de décembre 2015, sur le dérèglement climatique porteur de nouvelles fragilités, a intégré comme une menace mondiale (LIREC, 2015). L’on retient finalement, que les « ennemis de la sécurité sont les privations économiques, les crises d’identité sociales, les carences environnementales, les lacunes de santé et d’éducation. La sécurité est le secours aux humains en situation de vulnérabilité » (David, 2013 : 61-62).

Pour mieux appréhender ces défis sécuritaires afin d’apporter les réponses y afférant, il est nécessaire d’en connaître la sociogenèse. Ainsi, d’après Huntington (1997), les conflits affectant les espaces dérégulés à travers le monde, sont d’ordre culturel mais, non d’ordre économique. D’après l’auteur de « Le choc des civilisations », les affrontements, au 21ème siècle, n’ont pas lieu « entre classes sociales, entre riches et pauvres, entre groupes définis selon des critères économiques, mais entre peuples appartenant à différentes entités culturelles » (Huntington, 1997 : 23). Le monde est en proie à une crise d’identité, à l’origine des conflits de civilisation. Dans cette dynamique, les individus « se définissent en termes de lignage, de religion, de langue, d’histoire, de valeurs, d’habitudes et d’institutions. Ils se s’identifient à des groupes culturels : tribus, ethnies, communautés religieuses, nations, et, au niveau le plus large, civilisations.» (Huntington, 1997 : 21). Huntington met alors en évidence, huit grandes civilisations, chacune reposant sur un ensemble religieux. Les analyses de Huntington, qui s’appliquent aux grandes civilisations à l’échelle mondiale, sont également valables, au niveau local : « dans le monde nouveau qui est le nôtre désormais, la politique locale est ethnique et la politique globale est civilisationnelle. » (Huntington, idem). Autrement dit, au 21ème siècle, les politiques, au niveau des États, seraient celles des particularismes tribaux ou ethniques. Cette conclusion intéresse notre étude, qui se demande si les dérégulations spatiales présentes en Côte d’Ivoire sont d’ordre culturel ou économique, et quelles en sont les implications au plan de la sécurité nationale ?

La présente contribution s’interroge sur la dimension sécuritaire des politiques publiques en matière d’aménagement et de structuration de l’espace ivoirien. Comment expliquer que des parties du territoire national, notamment les zones forestières et la moitié Nord du pays, continuent d’être des théâtres de la violence armée, en dépit du déploiement d’un dispositif sécuritaire national ? Ces interrogations sont justifiées au regard des nombreux rapports onusiens dénonçant les occupations illégales de forêts protégées dans l’Ouest, ainsi que l’exploitation anarchique des ressources du sous-sol dans le Nord, par d’anciens chefs de guerre et de milices tribales (Nations Unies, 2015 : 40-42). Dans ces espaces, les conflits armés s’accompagnent souvent de morts d’hommes et de destructions de biens, et les exploitations illicites des ressources naturelles  privent l’État de ressources financières, au profit des groupes armés. Sous ces rapports, quelles leçons tirer des politiques d’aménagement de l’espace national ? Que faut-il faire pour résoudre les problèmes des espaces dérégulés, et quelles sont les perspectives pour une paix durable dans le pays ?

Cette étude propose une compréhension des dérégulations spatiales apparues en Côte d’Ivoire depuis 2002 (cf. carte des zones grises) , à travers une analyse des politiques publiques en matière d’aménagement du territoire. L’analyse s’appuie sur des enquêtes, des documents officiels portant sur l’action publique en matière de développement (plan quinquennaux, rapports d’experts, documents ministériels). Elle s’instruit également des travaux de recherche portant sur la géographie des conflits, ainsi que des rapports d’organismes nationaux et internationaux. L’exposé est structuré en deux parties. La première partie présente les zones grises en Côte d’Ivoire et examine les processus socio politiques de leur formation. La seconde partie décline les mesures publiques prises ou à prendre, pour réduire l’expansion des dérégulations spatiales et, ce, dans un contexte de recherche de nouveaux équilibres post crise.

Carte zones grises_1

LE PHÉNOMÈNE DES ZONES GRISES
UN PRODUIT DES CONFLITS ARMÉS

En dépit de la normalisation, en avril 2011, suite à une crise socio-politique de dix ans, la Côte d’Ivoire demeure un pays à risque, des actes de violence continuant d’être perpétrés. Des bandes armées connues sous l’expression « les microbes », sont présentes dans l’environnement quotidien des populations. Elles écument les foyers et n’hésitent pas à commettre des crimes  dans les rues d’Abidjan, à l’aide de fusils ou d’armes blanches. Aussi, dans la capitale économique, tout comme dans les localités de l’intérieur, des éléments de la milice tribale dozo, en tenue traditionnelle et armés de fusils automatiques de type AK 47 ou kalachnikov, patrouillent, parallèlement aux forces de sécurité régulières, les Forces Républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI), sous le regard des forces onusiennes et des forces françaises. Cette situation témoigne des difficultés de gestion de la sécurité dans cet État qui sort d’un long conflit sociopolitique. Deux parties du territoire ivoirien symbolisent le désordre qui s’est emparé du pays, à savoir, la moitié Nord, et l’Ouest forestier.

Tout d’abord, la moitié Nord de la Côte d’Ivoire demeure sous l’influence militaro-politique et économique des groupes armés y régnant depuis 2002. La limite sud des espaces sous contrôle des groupes armés suit une ligne Ouest- Est passant par les localités de Danané, Man, Séguela, Bouaké et Bouna. A l’origine de l’occupation de ces espaces, une coalition de trois mouvements rebelles regroupés au sein des « Forces Nouvelles » déclenchent une rébellion armée en septembre 2002, contre le gouvernement établi, élu deux ans au paravent. Ces groupes armés coalisés, à savoir le Mouvement Patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI) de Guillaume Soro, le Mouvement Populaire Ivoirien du Grand-Ouest (MPIGO) de N’Dri N’Guessan alias Félix Doh, et le Mouvement pour la Justice et la Paix (MJP) du commandant Gaspard Déli, établissent leur base dans les villes du Nord qu’ils occupent, après l’échec de la prise d’Abidjan. Parmi les combattants, figurent non seulement des ressortissants ivoiriens des régions occupées, mais également des ressortissants burkinabè (Nations Unies, S/2009/251), ainsi que des chasseurs traditionnels dozos. De 2002 à 2011, les groupes armés et leurs chefs s’imposent aux populations du Nord  sous la menace des armes, installent des administrations parallèles et exploitent les populations et les ressources économiques des espaces assiégés.

Une fois installés dans ces régions, les groupes armés se dotent d’une organisation financière, en vue d’une rationalisation des pillages. En 2003, ils créent un organe de mobilisation des ressources financières (Dirmob), qu’ils alimentent grâce aux ressources financières issues de l’attaque des agences locales de la Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) de Bouaké (24 septembre 2003), de Korhogo et Man (28 octobre 2003). L’attaque des banques fait 30 morts et les sommes volées se chiffrent à plusieurs centaines de millions d’euros. Dans la foulée, la Caisse Autonome d’Amortissement (devenue Banque Nationale Ivoirienne), la Trésorerie régionale de Bouaké et une agence de la Banque Internationale pour l’Afrique de l’Ouest (BIAO) basée à Ferkessédougou subissent le même sort. Un an plus tard, la Dirmob alimentée en argent frais, est remplacée le 28 juin 2004 par La Centrale, une structure améliorée dont le rôle n’est plus limité à la simple gestion de l’argent du racket des populations et des casses des agences BCEAO, mais s’étend désormais à l’extraction et au négoce des ressources économiques (bois, cacao, coton, diamant, noix de cajou, or) des zones occupées. Le 07 juin 2004, les groupes armés attaquent Gohitafla, une localité productrice de cacao, ainsi que la mine d’or d’Ity qu’ils occupent, dans une logique de pillage illégale des ressources de l’État. Les différentes résolutions onusiennes n’ont réussi à désarmer ces groupes informels, qui ont continué à tirer avantages des hésitations de la communauté internationale.

En 2015, les groupes armés n’ont pas renoncé à l’exploitation illégale des ressources nationales, dans les espaces qu’ils continuent d’asservir, malgré la présence de l’administration de l’Etat. Un rapport d’enquête d’experts onusiens de 2015, note qu’un ancien chef de guerre de l’ex-rébellion ivoirienne « entretient 500 hommes armés entre Daloa, Séguéla, et Bouna, dont la plupart sont des irréguliers des FRCI qui lui ont personnellement fait allégeance. Ces forces permettent à Wattao de s’assurer un contrôle non disputé sur l’extraction illégale d’or et de diamant dans au moins trois zones différentes de la Côte d’Ivoire (Bouna, Séguéla, Daloa) » (Nations Unies, S/2015/252 : 41). Les chefs de guerre alimentent également des contrebandiers, grâce à des pratiques mafieuses : « le 4e bataillon d’infanterie (Korhogo), commandé par Martin Kouakou Fofié (chef de guerre) dispose de plusieurs systèmes d’armes, dont des mortiers lourds et des lance-roquettes multiples, ainsi que les munitions correspondantes, introduits en Côte d’Ivoire en violation de l’embargo sur les armes… Les autorités (du Niger) ont présenté au Groupe, un rapport de police indiquant que les armes saisies avaient été achetées à Korhogo auprès d’un individu se disant être un ancien officier. Elles étaient destinées à des éléments de Boko Haram au Nigeria dont on ignore l’identité » (Nations Unies, idem : 24-26 ; 33). L’économie parallèle développée par les groupes armés compromet les réformes du gouvernement et prive le pays d’importantes sources de recettes publiques » (Nations Unies, ibidem). En outre, la sécurité du pays tout entier repose sur ces groupes armés qui n’ont pas totalement désarmé à ce jour : « il existe au sein de la force régulière des FRCI, une structure parallèle sur laquelle repose le système de sécurité » (Nations Unies, S/2013/605 : 8).

S’agissant de l’Ouest du pays, deuxième espace dérégulé, il s’étend sur les régions administratives de Tonkpi, de Guémon, et de Cavally. En raison de l’importance de ses ressources forestières, agricoles et minières, il représente l’avenir économique du pays. La violence y touche les localités frontalières de Tabou, à la pointe Sud-Ouest de la région portuaire de San Pédro. Malgré les dispositions de sécurité, les attaques armées sont fréquentes. Les conflits régionaux des décennies passées, notamment la guerre civile du Libéria (1990-1996), celle de Sierra Leone (1991-2001), ainsi que la rébellion ivoirienne (2002-2011) affectent la sécurité dans ces espaces. Le conflit libérien, en particulier, a provoqué un exode massif des populations civiles et militaires originaires de cet État frontalier, en direction de la Côte d’Ivoire. Pendant que les réfugiés libériens cherchaient une terre d’asile, la Côte d’Ivoire  devient à son tour le théâtre d’un conflit armé en 2002. A la faveur de ce conflit, des immigrés originaires du Burkina Faso s’installent dans plusieurs endroits des forêts de l’Ouest (forêt de Goin débé, forêt du Mont Péko). Certains parmi les membres de cette communauté intègrent les mouvements rebelles et participent à des combats armés. Ces immigrés exploitent les forêts, pratiquent l’agriculture et refusent de partir une fois le conflit ivoirien terminé en 2011. Les populations ivoiriennes ayant fui le conflit postélectoral de 2011, de retour dans leurs villages, y découvrent de nouveaux occupants. Ces derniers se trouvent aussi bien dans les villages, les plantations et dans les espaces protégés de l’État. C’est le constat fait par les experts des Nations Unies : « Le Groupe d’experts s’est rendu dans le Parc National du mont Péko et a visité les villages voisins et les points d’accès de Bagohouo, Guézon Tahouaké et de Bléniméouin. Il a constaté que 28 000 personnes, essentiellement des ressortissants du Burkina Faso, occupaient toujours le parc, dont ils avaient transformé la plus grande partie en plantations de cacao » (Nations Unies, S/2015/251). Ces occupations illégales et anarchiques des villages, la réalisation des plantations dans les espaces protégés, sont parmi les causes des affrontements armés ayant lieu dans l’Ouest ivoirien. D’après certains travaux, en dehors de de l’agriculture polarisant les tensions, le trafic des matières premières tels que l’or et le diamant fondent aussi ces conflits (Boulanger (2011 : 20).

Les flux migratoires qui s’intensifient depuis 2011 en direction de l’Ouest, ont pour objectif l’occupation et l’exploitation des forêts, à l’origine des situations conflictuelles. L’un des traits de ce phénomène est que les migrants se barricadent à l’intérieur des forêts classées qu’ils considèrent comme des territoires conquis. Tel est le cas du chef de guerre burkinabé Amadé Ourémi et ses hommes, longtemps retranchés dans la forêt du Mont Péko, avant son arrestation par les autorités ivoiriennes en mai 2013 : « c’est le déploiement de 200 soldats qui a eu raison du chef milicien burkinabè. Après plusieurs heures de négociation, Amadé Ourémi a accepté de recevoir des membres de l’état-major ivoirien. Les officiers se sont rendus dans son campement situé dans le parc national du Mont Péko, où il cultivait du cacao depuis une dizaine d’années en toute illégalité » (RFI, 18 mai 2013).

Les espaces dérégulés se sont développés en Côte d’Ivoire, suite à des conflits armés s’étant emparés de la sous-région ouest-africaine. Dans ces zones grises, les chefs de guerre continuent d’alimenter une économie souterraine en exploitant les ressources naturelles locales. Dès lors, il convient de s’interroger sur les processus de transformation de ces espaces, en zones conflictuelles échappant au contrôle de l’État.

LES PROCESSUS DE PRODUCTION DES ZONES GRISES  

Ces espaces dérégulés découlent du régime aménagiste ivoirien des années 1970. Dans un contexte de parti unique instauré dès 1960, la planification et la décentralisation étaient les instruments de l’action publique en matière de structuration de l’espace géographique ivoirien. Entre 1970 et 1985, différentes approches d’aménagement du territoire ont été développées par l’État, dans le cadre de plans quinquennaux. Profitant de la bonne tenue des cours des matières premières, le gouvernement lance des investissements publics destinés à façonner et à structurer le pays. Le premier plan quinquennal 1971-1975 constate les disparités entre les régions, et décide des stratégies de rééquilibrage régional, en créant trois pôles de développement : au Sud-Ouest, autour d’un nouveau port à San-Pedro ; au Centre, autour de la construction d’un barrage à Kossou ; et au Nord, avec l’agro-industrie. Des programmes spécifiques dotés de fonds accompagnent cette politique. Il s’agit du Fonds Rural d’Aménagement Régional (FRAR) pour le développement du milieu rural, de l’autorité pour l’Aménagement de la Région du Sud-Ouest (ARSO) et de l’autorité pour l’Aménagement de la Vallée du Bandama (AVB), pour le Centre. S’ajoutent à cela, l’organisation de fêtes tournantes, à l’occasion de la commémoration annuelle de l’indépendance du pays (pour l’équipement des villes moyennes), le développement agricole intégré (programme sucrier, programme cotonnier) et le Programme d’Urgence Nord.

Le second plan quinquennal (1976-1980) est mis en œuvre alors que les déséquilibres s’accentuent, en termes de concentration des hommes et des activités dans le Sud du pays, au détriment du Nord. L’agglomération d’Abidjan grossit et les mouvements migratoires s’amplifient vers les zones forestières (Dubresson, 1989). L’État lance des programmes d’hydraulique villageoise et d’électrification, d’habitat rural, de routes de désenclavement, d’équipements d’intérêt collectif, de programmes agricoles et d’implantations agro-industrielles. Toutefois, ces investissements publics destinés à réduire les inégalités régionales ne peuvent se poursuivre, à cause de la baisse des cours des matières premières des années 1980. Aussi, à partir de 1981, l’aménagement du pays est confronté à une double difficulté dont la première est la crise économique influençant négativement les cours du café et du cacao, les principaux produits d’exportation ivoiriens. L’État, initiateur et réalisateur des actions d’aménagement, n’a plus le niveau de ressources financières nécessaires pour poursuivre sa politique volontariste de production d’espace géographique. La seconde difficulté réside dans l’absence des dynamismes locaux capables de continuer les efforts des pouvoirs publics, au moment où ceux-ci ne peuvent plus prendre en charge, tous les aspects du développement. Une approche participative impliquant les populations à l’échelle locale est alors envisagée, annonçant la décentralisation. La crise économique des années 1980 conduit à l’adoption des Plans d’Ajustement Structurel (PAS), marquant un coup d’arrêt à la politique d’aménagement du territoire. Les PAS imposent des disciplines budgétaires dans un cadre de développement sectoriel, et ne permettent pas à l’État de poursuivre sa politique en matière de structuration de l’espace national. Après deux décennies de politiques publiques, l’État est essoufflé du fait de la crise économique. La décennie 1990 s’ouvre alors sur de nouvelles perspectives, dans un contexte de pluralisme politique.

Après la dévaluation du franc CFA en 1994, l’aménagement du territoire redevient un moyen pour la maîtrise des objectifs du développement économique et social, et ce, dans un contexte de relance économique et de création de nouvelles communes. Dès 1997, l’Etat se désengage progressivement des activités de production, au profit d’actions visant à mettre en place un environnement favorable aux investissements internationaux, grâce à l’adoption d’un nouveau code des investissements ainsi que plusieurs codes sectoriels (Dago, 2012 : 233-235). L’action des pouvoirs est alors orientée vers la satisfaction des équilibres macroéconomiques, se conformant aux normes de compétitivité internationale. Entre temps, plusieurs problèmes sociaux sont occultés (problèmes d’emplois pour les jeunes diplômés, cherté de la vie, problèmes de logements, etc.). En revanche, le gouvernement engage un processus de privatisation de plusieurs sociétés d’Etat, passant sous le contrôle d’entreprises étrangères, en particulier françaises (Dago, 2012 : 145-155). D’après Dago, les investissements directs étrangers (IDE) en Côte d’Ivoire reflètent une logique coloniale. Sous forme de factoreries et de maisons de commerce à l’époque coloniale, les investissements étrangers sont désormais présents dans les secteurs-clés de l’économie, alors que les capitaux nationaux sont cantonnés dans l’économie de subsistance. Ce dualisme de l’économie ivoirienne, à l’image des économies des pays en développement souffrant des rapports de domination des capitaux étrangers, est partagé par certains travaux notant que cette perspective développe un mécanisme d’appauvrissement des pays assujettis (Piketty, 2013 : 118-119).

Le désengagement de l’État des secteurs productifs profite à la décentralisation, démarrée en 1980, avec la création de 37 nouvelles communes urbaines, suivie de la promulgation des textes de l’organisation communale (loi de 1980, 1981 et décrets d’application). En 1985, 98 nouvelles communes portent le nombre total à 138. Entre 1993 et 1999, sous l’administration du président Henri Konan Bédié, le pays compte 198 communes. La continuité d’intérêt manifesté à l’égard de la structuration de l’espace national s’est poursuivie sous la gouvernance du président Laurent Gbagbo qui accélère le processus, portant le nombre des communes à 720, en août 2009. Parallèlement, l’État crée des régions administratives dirigées par des conseils généraux. En 1992, 10 régions sont décrétées, ce nombre passant progressivement de  12 à 19 régions, et 81 départements en 2009. Depuis 2012, le pays est divisé en 31 régions administratives. Dès 2001, de nouvelles collectivités territoriales font leur apparition dans l’espace décentralisé. Il s’agit des districts au nombre de 12 dont 2 autonomes (Abidjan et Yamoussoukro). L’exécutif transfère alors une partie de ses compétences aux collectivités territoriales, notamment en ce qui concerne l’aménagement et la planification territorial local.

Le financement des collectivités décentralisées demeure cependant un problème car, en la matière, c’est toujours l’État central qui doit financer leurs différents projets, à partir du budget central. En outre, des dysfonctionnements sont apparus car, l’augmentation du nombre d’entités décentralisées n’est pas accompagnée d’un approfondissement des bonnes pratiques. On retient entre autres, la persistance des conflits de compétences entre l’administration centrale déconcentrée et les collectivités territoriales ; la mauvaise gouvernance locale, les actions de certaines collectivités n’étant pas issues des plans et programmes de développement ; les plans et les programmes locaux ne sont pas souvent élaborés de manière participative ; le manque de vision partagée du développement des collectivités territoriales ; la faible mobilisation des ressources des collectivités ; la faible implication des populations dans la prise de décision. Ces faiblesses accentuent les difficultés des régions et n’impulsent pas les dynamismes attendus.

LES DISPARITÉS RÉGIONALES

Les disparités régionales se présentent, entre autres, sous forme de concentrations humaines dans les zones forestières et, également, en termes d’urbanisation non maîtrisée. Concernant les concentrations humaines, il est à noter que l’aménagement et la structuration de l’espace géographique national a tiré profit de l’utilisation des ressources les plus faciles à exploiter, en particulier le bois et les cultures de rente (café, cacao), lesquelles sont essentiellement localisées dans la partie sud et forestière. Les investissements industriels et les infrastructures économiques se faisant dans les zones de forte production agricole, celles-ci sont devenues plus attractives pour les populations. Les deux derniers recensements de la population, à savoir, le Recensement Général de la Population et de l’Habitat (RGPH) de 1998 et celui de 2014, révèlent une inégale répartition de la population ivoirienne. En 1998, les régions forestières situées au Sud, couvrant 48% de la superficie du territoire, concentrent 79% de la population totale, contre 21% pour les régions de la zone de savane portant sur 52% du pays. Cette tendance est confirmée en 2014, avec 75,5% de la population vivant en zone forestière (INS, RGPH 2014). En 1998, plus de 24% de la population ivoirienne se trouve dans la région des Lagunes (région abritant la ville d’Abidjan), qui couvre pour sa part, environ 4% du territoire national. Le District d’Abidjan, avec 4 707 404 habitants en 2014, abrite le cinquième de la population  du pays, soit 20,8%. Les régions les moins peuplées sont celles du District de Denguélé (Kabadougou et Folon), au Nord-Ouest, avec 288 779 habitants (INS, RGPH 2014). Au total, la zone forestière présente des densités de population supérieures à la moyenne nationale établie à 48 habt/km².

Les concentrations humaines dans les zones forestières sont accentuées par l’ampleur relative des mouvements migratoires, s’effectuant du Nord vers le Sud, de l’Est vers l’Ouest, du Centre vers l’Ouest, du milieu rural vers le milieu urbain, surtout vers Abidjan (INS, RGPH 1998). Les migrations d’origine extérieure accentuent les conséquences des mouvements internes, le niveau de population étrangère atteignant des seuils critiques dans certaines régions. L’importance des migrations dans le pays, remontant aux années 1930, fait l’objet d’un rapport du Conseil Economique et Social (CES) ivoirien, en 1998. D’après le CES, « l’immigration qui a commencé en Côte d’Ivoire pendant la période de la colonisation, s’accroît d’année en année pour engendrer aujourd’hui une population d’origine étrangère dont l’importance dépasse de très loin le seuil de tolérance acceptable pour un peuple. […] C’est le pouvoir colonial qui avait créé et entretenu ces migrations vers la Côte d’Ivoire pendant toute cette période pour une exploitation maximale des potentialités culturales et naturelles de l’ère coloniale. […]. Après l’indépendance, la Côte d’Ivoire a poursuivi son développement par la mise en place d’une politique de valorisation attractive de la main d’œuvre étrangère (libre entrée sur le territoire, revenus rémunérateurs et transférables, emplois disponibles…) et ainsi permis aux immigrants de continuer à affluer dans le pays » (CES, 1998 : 70-74).

Les constats du CES qui se fondent sur les résultats du Recensement des populations effectué en 1988, sont confirmés par ceux du Recensement Général de la Population et de l’Habitat de 1998, notant que sur quinze millions d’habitants, 43,8% sont des migrants de toutes origines. Les migrants internes représentent 67,1% de l’ensemble des migrants et 43,2% des migrants sont dans la zone forestière du Sud-ouest, le nouveau front pionnier de l’agriculture de plantation. Cette situation entraîne non seulement un déséquilibre écologique entre les ressources naturelles et les populations, mais aussi des conflits fonciers, compte tenu de la pression sur les terres liées aux activités agricoles. D’après cette institution, les migrations et les concentrations de populations sont à l’origine de menaces pesant sur la sécurité et la paix sociale (CES 1998, idem).

Concernant l’urbanisation du pays, un phénomène embryonnaire au début du 20ème siècle, est devenu important, avec une population urbaine de 11 370 347 habitants en 2014, soit 50,2%. La population urbaine a été multipliée par 5,3 entre 1975 et 2014, le taux d’urbanisation passant de 32 à 50% durant cette période. La répartition des villes à travers le pays fait apparaître des différences notables entre le Nord, faiblement urbanisé, et le Sud, très urbanisé et riche en cultures industrielles et, par conséquent plus attractif. En 1998, sur 127 villes, 89 soit 70,1% sont localisées dans le Sud forestier concentrant 82,2% de la population urbaine, contre 38 villes pour les régions de savane ayant 17,8%. Alain Dubresson (1989) note que l’urbanisation du pays est marquée par le poids important de la ville d’Abidjan, métropole internationale, dont le niveau d’équipement est très supérieur à celui des autres capitales de la sous-région.

Abidjan abritait en 1989, 18,7% de la population totale et 44,1% de la population urbaine. En 2014, ses conclusions demeurent d’actualité, la population urbaine étant concentrée dans l’agglomération abidjanaise où vivent 4 395 243 habitants soit 38,7% des urbains (INS, RGPH 2014). Du fait de sa fonction d’interface avec les autres grandes métropoles mondiales, Abidjan concentre plusieurs fonctions nationales notamment la fonction d’échanges (transports, commerces), la fonction de production, la fonction urbaine d’accueil et la fonction de capitale administrative et politique (dans les faits). La concentration de ces fonctions entraîne nécessairement une concentration de la population que l’Etat n’arrive plus à accompagner par des équipements adéquats (eau, électricité, assainissement, transport, traitement des déchets solides, etc.). Il s’ensuit que l’agglomération est transformée en un lieu où règne d’importantes poches de pauvreté, débouchant sur la délinquance, l’insécurité, la pollution, la précarité et l’insalubrité, auxquelles Alphonse Yapi-Diahou (2000) a consacré une synthèse importante.

Quant aux villes petites et moyennes de l’intérieur, elles se caractérisent par un dynamisme fragile, en termes de services qu’elles sont à même d’offrir aux zones rurales. S’ajoute le poids trop faible des capitales régionales qui n’ont ni la capacité d’encadrer de fortes concentrations démographiques ni celle de proposer des services publics d’intérêt régional pouvant attirer des activités industrielles et des Petites et Moyennes Entreprises (PME). Très clairement, l’armature urbaine n’est pas suffisamment hiérarchisée et chacune des villes ne joue pas pleinement son rôle de pôle de développement régional ou local.

En définitive, les zones grises ivoiriennes sont les produits d’une accumulation de problèmes de développement résultant du régime aménagiste ivoirien. Les logiques de l’aménagement et de la structuration de l’espace géographique, plaçant l’Etat au centre du dispositif de développement, ont été contrariées par les effets de la crise économique des années 1980, imposant une logique différente. Bien que désormais contraint à un rôle de régulateur dans un contexte de mondialisation de l’économie, l’Etat est demeuré omniprésent dans le processus de production de l’espace géographique, alors même qu’il n’avait plus, à lui seul, le contrôle de tous les leviers. Que faire pour promouvoir un nouvel équilibre durable ?

À LA RECHERCHE DE NOUVEAUX ÉQUILIBRES

Les pouvoirs publics ivoiriens ont pris différentes mesures administratives dès 2011, destinées à réduire les dérégulations spatiales. Les réformes engagées concernent la réorganisation de l’administration territoriale, le foncier rural, le secteur de la sécurité. Ces réformes qui touchent des aspects fondamentaux de la société ivoirienne, sont de nature à transformer les usages de l’espace géographique national. C’est pourquoi il convient de les examiner.

LA RÉORGANISATION TERRITORIALE, UNE SOURCE DE DISCORDE

Une ordonnance présidentielle réorganisant l’administration territoriale (supra) augmente le nombre des régions administratives, qui passent de 19 à 30, entre 2010 et 2011, puis à 31, en 2012 (Carte), soit une augmentation de 63 %  de 2010 à 2012. La nouvelle configuration hiérarchise les circonscriptions territoriales, distinguant les Districts, les Régions, les Départements, les Sous-préfectures et les villages auxquels sont rattachés les campements. Toutes ces dénominations existaient sous le régime précédent, à la différence du nombre de districts passés de 02 à 12 entre 2001 et 2011.

En réalité, les anciennes entités régionales ont simplement changé de dénomination, en devenant des Districts, lesquels sont démultipliés en régions. En exemple, l’ex-région du Denguelé (Nord-Nord-Ouest) initialement constituée par les départements d’Odienné et de Minignan, devient le district de Denguelé. Ensuite ces deux départements sont élevés chacun au rang de région (région de Folon, chef-lieu Minignan, et région de Kabadougou, chef-lieu Odienné). De même, l’ex-région de Worodougou (Nord-Ouest) constituée par les départements de Touba, Séguela et Mankono, passe de ce statut à celui de District de Woroba éclaté en trois régions : la région du Worodougou, chef-lieu Séguela, la région du Bafing, chef-lieu Touba, et la région de Béré, chef-lieu Mankono (Carte).

Bien qu’ayant pour objectif premier le développement socio-économique des espaces concernés, la démultiplication des régions vise également des objectifs politiques locaux. En effet, le régime politique cherche à accroître le nombre des élus politiques (députés, maires, présidents de région) des zones faiblement peuplées du Nord. Ainsi, à Assemblée Nationale, un nombre important d’élus du Nord peuvent lui assurer un soutien légitime. Cette analyse découle des propos tenus par le Chef de l’Etat, Alassane Ouattara ; dans une interview parue en 2012, dans le journal français L’Express, celui-ci a déclaré faire du rattrapage ethnique, lors des nominations dans l’administration publique : « Il s’agit d’un simple rattrapage. Sous Gbagbo, les communautés du Nord, soit 40 % de la population, étaient exclues des postes de responsabilité. S’agissant des hauts cadres de l’armée, j’ai eu à négocier avec les officiers des ex-Forces Nouvelles (FN), ancienne rébellion nordiste, qui voulaient tous les postes. Et j’ai réussi à imposer cet équilibre dans la hiérarchie militaire, jusqu’au niveau de commandant : le n° 1 issu des FN, flanqué d’un n° 2 venu de l’ancienne armée régulière. Tous grades confondus ; il y a 12 % de nordistes dans la police, 15 % dans la gendarmerie et 40 % environ dans l’armée…» (L’Express, 2012). Au regard de ce qui précède, l’on retient que l’exécutif ivoirien envisage de réparer une injustice supposée, en faisant du « rattrapage ethnique », c’est-à-dire, en introduisant une injustice, à travers le tribalisme. Dans ces conditions, l’on se demande à quand la fin des inégalités dans ce pays, si à chaque changement de régime doit correspondre une politique de rattrapage ethnique.

La volonté de l’autorité politique de réformer, se manifeste également à travers l’adoption de lois portant sur le domaine du foncier rural et sur la nationalité, deux questions qui sont au cœur de la crise ivoirienne de 2002-2011. En effet, l’occupation et l’exploitation anarchiques des forêts sont devenues des sources de conflit dans le pays, en particulier dans l’Ouest forestier où les affrontements impliquant différentes communautés sont fréquents. Pour résoudre ce problème, l’exécutif ivoirien s’est engagé dès 2012, déclarant : « il faut avoir le courage de s’attaquer enfin au problème du foncier rural, ce que personne n’a fait jusqu’alors. Je vais le régler, d’autant que je dispose d’une majorité solide à l’Assemblée. Les ministres de la Justice et de l’Agriculture auront pour mission de définir le cadre de la réforme. Il y aura des décisions difficiles à prendre, mais nous devons inventer quelque chose de nouveau sur le droit de propriété » (L’Express, idem).

Au final, c’est un seul amendement qui a été apporté à la loi existante, concernant le  domaine foncier rural. Cet amendement consiste à prolonger de 10 ans, le délai accordé par la loi du 23 décembre 1998, aux propriétaires coutumiers pour faire reconnaître leurs droits sur leurs terres . En clair, la réforme attendue n’a pas lieu. Toutefois, la retouche de cette loi suscite des interrogations car, dans la foulée de la réforme, le gouvernement a aussi pris une nouvelle loi sur la nationalité, qui reconnait la qualité d’ivoirien à plusieurs millions de personnes d’origine étrangère . En réalité, à travers la modification du code de la nationalité, le gouvernement a contourné la loi sur le foncier qui, elle, est demeurée inchangée. C’est que la loi foncière de 1998, objet d’amendement, est le produit d’un double consensus social et politique. Avant son adoption en 1998 à l’Assemblée Nationale par les partis politiques (PDCI, FPI, RDR) qui y sont représentés, des délégations de parlementaires ont sillonné l’intérieur du pays afin de recueillir les avis des populations concernées. Il est donc difficile pour le gouvernement de la retoucher en profondeur, d’autant que l’Assemblée Nationale actuelle est composée uniquement des seuls élus du Rassemblement des Houphouétistes pour la Démocratie et la Paix (RHDP), une coalition de partis politiques ayant soutenu la prise du pouvoir d’Alassane Ouattara en 2011. L’opposition significative incarnée par le Front Populaire Ivoirien (FPI) de l’ex-Chef d’État Laurent Gbagbo (à qui est attribué 46 % des votes à l’issue de l’élection présidentielle de 2010), ainsi que les autres formations politiques du pays, ne participent à l’adoption de ces réformes.

Or, cette la loi de 1998 définit le statut des propriétaires des terres, stipulant que « seuls l’État, les collectivités publiques et les personnes physiques ivoiriennes sont admis à en être propriétaires ». Par conséquent, en prenant concomitamment et unilatéralement ces deux nouvelles lois (foncier rural et nationalité), l’on se demande si l’intention du gouvernement n’est pas de rendre les nouveaux nationaux, de facto, éligibles à la propriété foncière. C’est l’avis de plusieurs experts qui pensent également que dans un contexte où le pays négocie une sortie de crise par la réconciliation, ces deux réformes gouvernementales risquent de perturber l’équilibre social précaire dans le pays (Oulaye, 2013 : 1-3; Kouakou, 2013).

Finalement, l’engagement pris en 2012 par le pouvoir de vouloir régler la question foncière, en s’appuyant sur une « majorité solide à l’Assemblée » consiste, en réalité, à légaliser les occupations anarchiques des terres, grâce à une naturalisation massive des occupants illégaux. Le problème est de savoir s’il est politiquement judicieux, ou socialement prudent qu’une loi aussi importante (la loi foncière) pour l’unité et la cohésion du pays, initialement prise sur la base d’un large consensus national en 1998, soit réformée par des procédés de contournement, dans une représentation nationale dépourvue d’enjeu démocratique véritable ? Le contexte conflictuel n’ayant pas totalement disparu dans le pays, les risques encourus sont réels pour l’équilibre social précaire.

Les conflits socio-politiques qui minent la plupart des États africains proviennent souvent des décisions inopportunes des gouvernants. La confusion qui règne en Somalie depuis la prise de la capitale du pays en 1991 par le général Aïdid, suivie de luttes fratricides entre les différents groupes ethniques, relève de revendications foncières et territoriales qui déstabilisent cet État de l’Afrique de l’Est, comme le souligne Boulanger (2011 : 18). Aussi l’histoire de la Côte d’Ivoire rappelle que c’est dans un contexte de tension, que le régime colonial a décrété un régime foncier dans le pays entre 1932 et 1935, expropriant les populations au profit de l’État colonial et des colons, au nom de la théorie des « terres vacantes et sans maître ». A l’époque, le Gouverneur Angoulvant avait, au paravent, préparé le terrain en menant des campagnes militaires contre les populations ivoiriennes, dont certains chefs résistants furent massacrées ou déportés (Kouakou, 2013). En conséquence, toute politique de développement national privilégiant des groupes ethniques et leurs régions, n’est pas un levier d’assurance crédible pouvant conduire un Etat sous développé comme la Côte d’Ivoire, à atteindre une position d’émergence économique à l’horizon 2020. En revanche, cette option court le risque de renforcer les clivages existant entre les différentes communautés, et accentue les inégalités que l’on veut réparer. Car, si un nouveau régime politique venait à remplacer celui actuellement en exercice, et décidait d’établir les anciens propriétaires fonciers dans leurs droits initiaux, le pays pourrait se retrouver dans un cycle continu de violence au rythme des changements de régime. C’est ce qui ressort des travaux de Piketty, montrant que « quand un pays est possédé par des propriétaires étrangers, la demande sociale d’expropriation est récurrente et irrépressible (…). D’autres acteurs sur la scène politique répondent que seule la protection inconditionnelle des droits de propriété initiaux permet l’investissement et le développement. Le pays se retrouve alors pris dans une interminable alternance de gouvernements révolutionnaires protégeant les propriétaires en place, et préparant la révolution ou le coup d’Etat suivant » (Piketty, 2013 : 121).

En Côte d’Ivoire, les populations sont d’origine socioculturelle variée, et elles se côtoient sur les mêmes espaces. Dans les espaces dérégulés, les individus développent des stratégies pour s’affranchir des difficultés de la vie quotidienne, ou pour améliorer leur situation socio-économique. Ainsi dans l’Ouest et le Sud-Ouest ivoirien, les migrants internes ou externes recherchent des terres arables, pour pratiquer l’agriculture. Les conflits qui les y opposent portent davantage sur le bien économique qu’est la terre, et non sur l’appartenance ethnique ou religieuse des différents protagonistes. Inversement, dans les régions du Nord, les milices tribales « dozos » et les anciens rebelles des « forces nouvelles » qui y maintiennent les populations en otage sous la menace de leurs armes, appartiennent en majorité à la même communauté socioculturelle que leurs victimes. D’après les rapports des organisations internationales, ces derniers continuent d’y exercer une influence à travers des activités économiques illicites (Nations Unies, S/2015/251). L’on peut en déduire que les conflits armés n’opposent pas des communautés ethniques mais, des groupes d’intérêts économiques car, ce que recherchent les groupes armés, c’est comment piller les ressources économiques, comment racketter les populations pour s’enrichir. Leur but n’est pas la défense de la communauté ethnique ou religieuse à laquelle ils appartiennent. Les intérêts des régions du Nord ont été ignorés pendant dix ans (2002-2010) de rébellion au profit des intérêts des bandes armées et leurs chefs. Les infrastructures scolaires et universitaires, les centres hospitaliers, ainsi que toutes les administrations de la moitié Nord du pays ont été désertés par le personnel qualifié de l’État, à cause des exactions exercées par les groupes armés pourtant originaires de ces mêmes régions. C’est pourquoi, les mesures immédiates que les pouvoirs publics doivent prendre pour résoudre les problèmes dans ces zones, concernent l’accroissement des unités de sécurité.

ACCROÎTRE LES MESURES DE SÉCURITÉ 

Les problèmes des zones grises s’expriment tout d’abord en termes de sécurité physique des populations et leurs biens. Les gens sont agressés, rackettés, volés ou violés ou intimidés par des individus ou des groupes connus ou ignorés. Il faut donc de la présence policière pour rassurer les populations. Or, les unités de sécurité sont concentrées dans la région d’Abidjan (Sud), et accessoirement à Bouaké (Centre) et Daloa (Centre-Ouest), laissant une grande partie du pays, notamment le Nord, l’Ouest et le Sud-Ouest hors du contrôle et de la vigilance des pouvoirs publics. En 2010, la sécurité du pôle de développement de San Pedro (Sud-Ouest) doté d’un port en eau profonde en 1970, était assurée par une brigade de gendarmerie et un commissariat de police. De même, les complexes sucriers installés dans le Nord ne bénéficient d’aucune protection des forces de sécurité. Un examen de la couverture du territoire national en matière de sécurité, montre qu’au-delà du 8ème degré de la latitude Nord, selon une ligne allant d’Ouest vers l’Est, et passant par les localités de Foumgblesso, Sifié, Bodokro, Bassawa, Sandegué et Gouméré, les unités de sécurité sont quasi absentes. La Compagnie Territoriale de Korhogo (CTK) est une modeste unité d’environ 150 éléments de l’armée de terre, qui peinent à protéger cette partie du pays. C’est certainement une des raisons ayant facilité son occupation par la rébellion en 2002. Quant à la moitié Ouest du pays, à partir du 6è degré de la longitude Ouest, elle n’est pas non plus assurée de la protection des forces de sécurité. Cette moitié Ouest est, pourtant, à la fois une zone de production agricole et minière, et le lieu où les conflits fonciers sont récurrents, d’après certains travaux (Chaléard, 1996 : 207-208). S’ajoute la porosité des frontières terrestres nationales que des migrants de toutes origines traversent sans difficulté.

La réforme de la sécurité doit pouvoir corriger ces déséquilibres. L’objectif est moins de promouvoir une militarisation du pays, que celui d’accroître la présence des unités de sécurité dans les principaux centres urbains. La ville est un lieu cosmopolite et de concentration, où la présence permanente d’agents assermentés est indispensable pour dissuader et prévenir les velléités d’agression des populations et d’attaques contre menées leurs activités économiques. La Compagnie Territoriale de Korhogo a besoin d’être renforcée en hommes et en équipements, notamment en matériel de mobilité et de renseignement. Aussi, la présence d’unités militaires de relais est indispensable à Odienné (NNO) et à Bondoukou (NE) pour sécuriser les frontières.

La répartition des forces dans ces espaces doit s’appuyer sur le renseignement géographique auquel les nouvelles technologies de la cartographie, grâce au Système d’Information Géographique (SIG), permettent d’accéder avec précision. D’après  certains travaux, par le croisement de multiples données recueillies dans l’environnement, le Système d’Information Géographique permet de modifier de manière qualitative l’approche de l’espace (Régnier, 2010 : 173-186). En 1992, la Côte d’Ivoire s’est dotée d’un Comité National de Télédétection et d’Information Géographique (CNTIG), rattaché à la Présidence  du pays. Cet organe qui a pour mission de définir la politique, d’organiser et de coordonner les programmes en matière de géo-information et de Télédétection appliquée, vient ainsi appuyer le Laboratoire de Télédétection et d’Information Géographique (Latig) de l’Institut de Géographie Tropicale, à l’Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan.

Au demeurant, la sécurité est malgré tout l’affaire des citoyens dans tous les Etats modernes, où elle s’apprécie par le niveau d’implication et de soutien des populations. Une police ou une armée, aussi puissante soit-elle, ne peut vaincre des terroristes ou des bandits sur son territoire, que si elle bénéficie du soutien des populations qu’elle est censée protéger ou défendre. D’après les stratèges de la Chine antique, il doit toujours exister une relation de complicité entre la population et son armée, de sorte que la première serve d’oreilles discrètes (Phélizon, 2000). En exemple, les difficultés rencontrées par les forces armées américaines pendant la guerre du Vietnam (1975) ou en Afghanistan  face aux Talibans (2007) sont en partie le résultat d’un refus de coopération des populations locales. De même, en Côte d’Ivoire, la crise politico-militaire de 2002 à 2010, le refus de certaines populations du Nord de collaborer avec l’armée régulière a contribué à y renforcer les positions des groupes rebelles. En revanche, dans les environs de Bondoukou à l’Est du pays, la collaboration (en termes de renseignement) entre les forces régulières et les populations locales a freiné l’avancée des mouvements rebelles vers le Sud, du moins jusqu’en 2009. Il y a donc un rapport entre la population et la sécurité nationale. Toutefois, cette approche suppose de conquérir les cœurs et les esprits des populations locales, pour obtenir leur participation à la sécurité. Dès lors, elle apparaît comme la voie du succès dans les opérations de sécurité, l’État devant être perçu comme un allié, non comme un ennemi.

Pour amener les populations ivoiriennes à s’impliquer dans la gestion de leur sécurité, il convient de les associer aux prises de décision. Sous ce rapport, la réforme du secteur de la sécurité doit permettre de doter chacune des régions ou des Districts, d’un Conseil pour la Sécurité locale. L’objectif de cet organe est de participer à la mise en œuvre de la politique nationale en matière de sécurité, et de faire des propositions. Le Conseil pour la sécurité locale impliquera les autorités civiles locales (notabilités villageoises, élus), administratives (préfet, sous-préfets, députés, maires, responsables de partis politiques, leaders d’opinions) et des responsables militaires et paramilitaires locaux (gendarmerie, armée, police, douane, eaux et forêts). En travaillant à la base pour faire remonter les informations au niveau supérieur, les acteurs locaux contribueront à faire baisser durablement l’indice de sécurité dans le pays.

Enfin, la dynamique sécuritaire impliquant les populations, doit reposer sur une politique de resocialisation, réintégrant les populations des espaces marginalisés dans le corps social. En la matière, l’expérience réalisée par certains pays de l’Amérique Latine, tel que Nicaragua, en vue d’enrayer le phénomène des bandes armées (maras) dans les zones de violence, permet de penser que des approches sociales peuvent remplacées les logiques sécuritaires (Minassian, 2011 : 122-123). Cette perspective nous amène à encourager une approche sociale pour résoudre les problèmes des zones grises, à travers une analyse du désarmement en Côte d’Ivoire.

UNE APPROCHE SOCIALE

Face aux problèmes liés au développement des espaces dérégulés, il faut suppléer une perspective de resocialisation et d’intégration de ces zones. Pour justifier cette option, certains travaux soutiennent que les politiques de l’ultra sécuritaire, consistant à augmenter les budgets de la défense et de la sécurité intérieure, et à déployer systématiquement des forces de l’ordre dans les zones concernées, ne donne pas des résultats satisfaisants (Minassian, 2011 : 69). En exemple, entre 2001 et 2009, le gouvernement français a adopté 17 lois sécuritaires pour accroître les effectifs de police, et à réorganiser les services de sécurité intérieure. De même, en 2008, le Brésil a envoyé 1200 militaires contre 150 000 habitants dans les bidonvilles de Rio de Janeiro (Minassian, idem). Pour autant, les zones grises n’ont pas disparu en dépit de ces efforts. Au contraire, ces mesures ont renforcé la précarisation et les zones de non droit. Ces observations montrent que le renforcement de la législation ne fait pas diminuer la criminalité, et ce pour diverses raisons : dans certains pays, les Etats eux-mêmes vendent les armes aux groupes ; les bandes armées réussissent à retourner, en les corrompant, des soldats de l’élite militaires contre les services de répression de l’Etat devenus incapables d’accomplir correctement leur mission ; les populations se détournent alors des services officiels, éprouvant parfois de la sympathie pour les criminels. Tout ceci montre qu’en réalité, l’Etat a échoué dans sa mission de fournir à ses populations, les conditions d’une vie sociale décente, et que les espaces dérégulés sont la manifestation de cet échec. En conséquence, dans la recherche des solutions concernant les zones grises, la logique de l’ultra sécuritaire augmentant les risques conflictuels doit être abandonnée, au profit d’une logique plus de sociale (Minassian, 2011 : 197-199). C’est cette option que la Côte d’Ivoire a choisie en promouvant une politique de désarmement des groupes armés.

Le désarmement des groupes armés occupant certaines parties du pays depuis 2002, est géré par l’Autorité pour le Désarmement, la Démobilisation et la Réintégration des ex-combattants (ADDR), une structure créée par le gouvernement. D’après la lettre de politique du gouvernement, cet organe placé sous l’autorité du Président de la république, a pour objectif la restauration de la sécurité, la consolidation de la paix, la réconciliation et le développement national. A la fin de 2014, il doit pouvoir désarmer et réinsérer 64 777 ex-combattants dans le circuit socioprofessionnel ivoirien.

Les activités de l’ADDR sont réalisées dans un cadre multilatéral impliquant les organismes du système des Nations Unies, notamment le PNUD (Programme des Nations Unies pour le développement) et l’ONUCI (Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire), la BAD (Banque Africaine de Développement), la Coopération Belge, la Coopération japonaise, ainsi que d’autres partenaires privés nationaux pour la sous-traitance. En 2014, le budget de la structure s’établit à 90 millions de dollars dont 60 % apportés par les bailleurs de fonds internationaux et 40 % par la Côte d’Ivoire (Soir Info, 2015). Les axes opérationnels du l’ADDR concernent la préparation des ex-combattants au retour à la vie civile ; leur regroupement, désarmement et démobilisation ; le rapatriement des ex-combattants exilés et les ex-combattants étrangers non- résidents en Côte d’Ivoire ; leur réintégration  dans le tissu socioéconomique ; la réhabilitation des infrastructures socioéconomiques des communautés d’accueil des ex-combattants. Pour réaliser ces différents objectifs, l’ADDR a installé sa direction centrale à Abidjan, et déployé des services relais couvrant l’ensemble du pays (bureaux régionaux, antennes). Ainsi dans les zones dérégulées de l’Ouest, le bureau régional de Man supervise quatre antennes localisées à Guiglo, Duekoué, Toulepleu et Danané, alors qu’au Nord, des bureaux régionaux supervisent plusieurs antennes à partir de Séguela, Bouaké, Bondoukou et Korhogo.

Très concrètement, certains ex-combattants désarmés sont retenus dans la nouvelle armée ivoirienne désormais appelée « Forces républicaines de Côte d’Ivoire » (FRCI). D’autres reçoivent une formation spécialisée offrant des emplois dans les différents secteurs d’activité : des emplois d’éleveurs, de gardes pénitentiaires, d’artisans, d’agents de sécurité privée, d’agents de douane, d’agents des eaux et forêts, de chauffeurs dans les transports publics ou privés. Dans ce cadre, les établissements des différentes filières de l’enseignement technique ont été mis à contribution pour donner des formations qualifiantes à ces ex-combattants. Ainsi  le Centre de Formation Professionnelle de Daloa a transformé certains ex-combattants en maçons, électriciens de bâtiment, carreleurs, peintres, plombiers, charpentiers. Enfin, d’autres ex-combattants pouvant encore poursuivre des études, retournent tout simplement à l’école.

En 2014, l’ADDR a pu récupérer d’importantes quantités d’armes, former et réintégrer dans la vie active, plusieurs groupes d’individus détenant illégalement ces armes à travers le pays. Ainsi, 19 762 armements comprenant des fusils, des grenades, des obus et des roquettes ont été collectés sur la période, auxquels s’ajoutent 1 204 719 munitions de petits calibres (Soirinfo, idem). En 2014, 46 031 ex-combattants sont désarmés et insérés dans des activités professionnelles, sur un effectif révisé de 74 068. Un an après, en 2015, le nombre des insérés est porté à 63 506 personnes (Soirinfo, ibidem). Si l’on rapporte ce résultat au nombre total des ex-combattants (74 068) concernés par le désarmement, il s’avère que 10 562 ex-combattants ne sont pas désarmés, et représentent un danger potentiel. Toutefois, 18 171 ex-combattants étaient introuvables avec leurs armes en 2013. Au regard de la  dynamique d’évolution constatée en 2015, le chiffre de 10 562 ex-combattants non désarmés n’est pas tant excessif.

Ayant achevé sa mission, l’ADDR est dissoute en juin 2015 et, à sa place, est créée le CCSR, une Cellule de Coordination, de Suivi et de Réinsertion. La mission du CCSR est de poursuivre les actions de l’ex- ADDR mais, en mettant un accent particulier sur la resocialisation des ex-combattants. Très clairement, il s’agit pour cette structure de promouvoir la cohésion sociale et la paix, par une sensibilisation des ex-combattants et des communautés d’accueil de ces derniers à une vie sociale paisible ; aussi de lutter contre la pauvreté en développant des schémas de réinsertion économique et de réhabilitation communautaire.

La resocialisation des ex-combattants porte sur trois domaines d’intervention, devant permettre aux concernés de retrouver leur place dans une communauté humaine de paix et de concorde. D’abord, par la réinsertion socio-économique, les ex-combattants reçoivent une assistance matérielle ou financière, une occupation, une activité génératrice de revenus, et une formation qualifiante. Cette première phase est, ensuite, suivie de leur réintégration, par laquelle ils sont pérennisés dans leur activité ou leur emploi, et assurés, dorénavant, d’avoir un revenu régulier durable. Enfin, la dernière phase de la resocialisation consiste à les amener à participer à la vie en société. A cette étape, les concernés mettent en pratique les compétences acquises lors des formations reçues. Ils réhabilitent ou construisent alors des œuvres au profit de la communauté. A titre d’exemple, l’on retient la construction d’un centre de santé par des ex-combattants, dans la localité de Sékonkaha (Korhogo) inauguré le 28  décembre 2015 ; la construction d’un bâtiment public équipé en énergie solaire à M’Bengué (Gbéléban), en octobre 2015. Cette dernière étape est essentielle pour que les ex-combattants se sentent solidaires des autres membres de la société, pour qu’ils contribuent à promotion de la paix, et pour qu’ils comprennent que le développement de telles activités constitue une alternative à la violence. Les espaces dérégulés du Nord ivoirien dont les localités accueillent de nombreux projets sociaux, sont parmi les premiers bénéficiaires des opérations de resocialisation engagées par les pouvoirs publics. Cette situation s’explique certainement par l’ampleur des dégâts socio-économiques causés dans cette partie du pays. D’autres régions durement impactées, continuent d’attendre la manifestation concrète de la politique de resocialisation. C’est le cas dans l’Ouest et le Sud-Ouest où des scènes de violence sont fréquentes, causant des pertes en vies humaines (Depeyla, 2016 : 6).

Au final, l’expérience ivoirienne en matière de réduction des espaces dérégulés, par les cibles concernés (groupes de milices, ex- combattants de rébellion), par les acteurs impliqués dans le règlement des problèmes y afférant (acteurs étatiques, acteurs internationaux) et par les actions réalisées (désarmement, réinsertion sociale), constitue un cas de mise à niveau de la société ivoirienne par le bas, grâce à l’application de solution durable. Elle montre qu’en formant les ex-combattants à des métiers, et en leur offrant des emplois dans le secteur public, privé ou à leur propre compte, elle les détourne de la voie des armes. Autrement dit, les pouvoirs publics affichent ainsi une dimension sociale du fonctionnement de l’État. Cette voie empruntée pour résoudre les problèmes des zones grises, associe des formes de solidarité collective et multilatérale. Elle est la preuve qu’une vision sociale de la sécurité, appréhendant celle-ci comme un droit social à promouvoir, est en train de prendre corps en Côte d’Ivoire.

Cette dynamique reste cependant limitée car, elle ne comporte pas de mécanisme de prévention des crises. Comment, en effet, faire pour que d’autres couches vulnérables ne tombent dans la déshérence, ou que d’autres espaces évitent d’être marginalisés ? Dans cette perspective, les actions à mener sont multiples. Tout d’abord, la recherche doit précéder l’action publique dans les zones grises. Ainsi, des chercheurs (sociologues, géographes, historiens, anthropologues, psychologues) peuvent être déployés dans les différentes régions ivoiriennes afin de connaître et évaluer les attentes des populations. Cette attitude d’écoute des populations contribuera à améliorer la qualité des décisions gouvernementales, comme ce fut le cas en 1998, lors de l’adoption de la loi sur le foncier rural (supra). Cela suppose pour le gouvernement de travailler en synergie avec les universités, ce qui n’est pas toujours le cas. En outre, la resocialisation doit déboucher sur la création de « parlements des cités » (Minassian, 2011 : 92), une sorte d’organe informel dans les villages ou les quartiers en ville, à travers lesquels les populations expriment des identités particulières, ou font connaître librement et publiquement leurs opinions sur des sujets de société. Enfin, des investissements en matière de rénovation de l’habitat sont indispensables, que ce soit dans les espaces villageois que dans ceux des petits centres urbains, à travers le pays. En définitive, pour une solution durable dans les zones grises, la sécurité doit être appréhendée et promue comme un droit social commun, susceptible d’éloigner le spectre de la violence.

CONCLUSION

Les logiques de l’action publique en matière d’aménagement et de structuration du territoire ivoirien, sont à l’origine des zones grises s’étant développées dans le paysage géographique ivoirien. Le régime de la planification et la décentralisation, deux instruments d’aménagement utilisés par les pouvoirs publics nationaux pour promouvoir le développement global du pays au cours des décennies 1970 et 1980, sont à l’origine des disparités entre ses différentes parties, notamment le Nord, l’Ouest et le Sud. La persistance de ces espaces dérégulés, accentuée par la crise sociopolitique de 2002 à 2011, ainsi que par des affrontements sporadiques et récurrents dans certains endroits du pays, démontre que la question sécuritaire doit être dorénavant au cœur des préoccupations de l’action publique. Les enjeux du développement post-crise (enjeux de paix, enjeux de la réconciliation, enjeux économiques), nécessitent que l’action publique en Côte d’Ivoire, combine à la fois des logiques sécuritaires et des logiques de resocialisation des entités socio-spatiales dérégulées.

 

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Pour citer cet article

Référence électronique

Bertin Kadet, 2016. «Les politiques d’aménagement du territoire et le développement des zones grises en Côte d’Ivoire». Revue canadienne de géographie tropicale/Canadian journal of tropical geography [En ligne], Vol. (3) 1. Mis en ligne le 05 mai 2016, pp. 13-27. URL: http://laurentienne.ca/rcgt

 

Auteur

Bertin G. KADET
Enseignant-Chercheur
École Normale Supérieure d’Abidjan
Courriel: bertinkadet@yahoo.fr