Fifty years of servitude or confiscated independence: the franc CFA and continued exploitation
KAMGA Osée
Résumé: Comment expliquer que l’Afrique n’ait pas suffisamment capitalisé sur son indépendance pour réaliser ses aspirations au développement? Ce texte revient sur la notion même d’indépendance, qu’il envisage, non comme rupture, mais comme forme de continuité, non pas comme absence de dépendance, mais comme forme d’interdépendance négociée. Nous montrons que c’est dans ces négociations que les pays africains nouvellement indépendants se sont royalement plantés, avec des accords qui minent encore aujourd’hui leur développement socioéconomique. Le texte discute du cas spécifique des pays de la zone CFA et montre que la subordination de leur monnaie au franc français et à l’euro par la suite constitue l’entrave la plus significative au développement économique et social de la zone. L’hypothèse de Nicolas Agbohou selon laquelle il ne peut y avoir de développement véritable sans souveraineté monétaire sert de base à notre réflexion. En fin de compte, nous pensons que dans un contexte où l’étau du pacte colonial se desserre, l’Afrique, de plus en plus courtisée par les pays émergents tels que la Chine ou le Brésil, a désormais les moyens de renégocier une indépendance plus significative.
Mots clés : Indépendance, franc CFA, souveraineté monétaire, développement, Afrique
Abstract: Why did Africa not capitalize on its independence to achieve its development aspirations? This paper revisits the notion of independence, apprehended here not as a rupture but as a form of continuity, not as absence of dependence but as a form of negotiated interdependence. We argue that it is in these negotiations that newly independent African countries failed badly, with agreements which continue to undermine their socioeconomic development. The paper discusses the case of the countries of the CFA zone and show that the subordination of their currency to the French franc, and the Euro thereafter, is the single most significant hindrance to their economic and social development. Our argument is in line with that of Nicolas Agbohou’s hypothesis, which suggests that there can be no genuine development without monetary sovereignty. Ultimately, we believe that in the context where the grip of the colonial pact is loosening, Africa, being increasingly courted by emerging countries such as Brazil and China, has the means to renegotiate a more meaningful independence.
Keywords: Independence, franc CFA, monetary sovereignty, development, Africa
Plan
Introduction
L’indépendance en question
Les indépendances africaines : des négociations faussées
Les dessous de la dépendance du franc CFA aux monnaies françaises ou la perpétuation du pacte colonial
Les conséquences de la dépendance monétaire
Conclusion
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INTRODUCTION
En 2010, des célébrations un peu partout en Afrique et ailleurs dans le monde ont marqué le cinquantenaire des indépendances africaines. Cinquante ans, c’est aussi l’heure des bilans. Qu’a-t-on au juste pu réaliser avec les libertés acquises? Les Africains ont-ils mis à profit cette indépendance conquise quelquefois durement, au prix du sang et de la souffrance humaine, au prix de batailles traumatisantes? Questions surprenantes, qui méritent tout de même d’être posées. Car, l’histoire de l’Afrique des cinquante dernières années semble essentiellement marquée par le drame. Sous le titre « Cinquantième anniversaire de l’Union Africaine : 50 ans de misère africaine », Ely Mustapha (2013) dresse le bilan suivant :
En termes de PIB, les 20 pays les plus pauvres du monde sont africains. L’Indice de développement humain (IDH) de la plupart des pays africains est inférieur à 0,5 (inférieur à 0,4 au Sahel.) Les populations de la majorité des pays africains, vivent en dessous du seuil de pauvreté avec moins de 2 dollars par jour. Et cela n’épargne pas les « riches » pays africains, comme l’Afrique du sud où le tiers de la population est concerné par une pauvreté galopante. La sous-alimentation et la malnutrition sont le lot des populations urbaines et rurales qui disposent de moins de 1 médecin pour 100 000 habitants. L’analphabétisme atteint 70% de la population adulte et le chômage frappe de plein fouet une jeunesse laissée pour compte. Les richesses du sol et du sous-sol sont pillées par des multinationales avec des contrats cédés par des gouvernants corrompus et exécuté en surexploitant une main d’œuvre africaine à bas prix. Le revenu de l’exploitation des richesses ne profite ni directement aux populations par le rehaussement de leur niveau de vie (distribution de richesse) ni indirectement à travers les infrastructures (formation brute de capital fixe). Le revenu national est détourné par les dirigeants africains et leurs alliés nationaux et internationaux et ne sert qu’à les enrichir ou préparer leur pérennité au pouvoir.
Ce triste portrait du continent traverse largement la littérature. Pourquoi la pauvreté s’aggrave-t-elle en Afrique noire? Telle est le titre de l’ouvrage d’Essè Amouzou qui rappelle que tous les indicateurs socio-économiques montrent la détérioration des conditions de vie en Afrique où tout sombre, l’emploi, l’éducation, la santé, le logement, etc. Monique Chemilier-Gendreau (2000 :8), tout en soulignant que l’Afrique ne détient pas le monopole de la misère, précise cependant que « ce qui existe aussi dans d’autres parties du monde, mais comme des poches de malheur circonscrites, semble en Afrique s’étendre inéluctablement. » Cette réalité crée l’impression d’un continent à la dérive, avec à la clé des populations qui tentent désespérément de s’en échapper. La tragédie des Africains qui s’embarquent sur des voiliers de fortune à destination de l’Occident défraye régulièrement les chroniques. Ils sont légions, ceux qui tentent d’échapper à un continent dont la plupart des pays accédaient à l’autodétermination il y a une cinquantaine d’année. Comment expliquer que les pays africains, dont le produit intérieur brut était supérieur à celui de nombre de pays asiatiques au moment des indépendances, se retrouvent aujourd’hui complètement à la traîne? Les facteurs du drame africain sont nombreux et la mosaïque que constitue l’Afrique interdit toute généralisation. Dans les pages qui suivent, nous nous intéressons spécifiquement au cas des pays africains de la zone franc et travaillons avec l’hypothèse de Michel Debré selon laquelle « la vie nationale, en son fondement économique et social, impose cette capacité de l’État de disposer de sa politique monétaire» (Cité par Agbohou, 1999 : 29). Capacité sans laquelle le fondement économie et social de l’État apparaît hypothéqué. Elle est la condition essentielle pour que se construise une économie viable et une société qui peut prétendre à quelque souveraineté.
Nous reprenons ici l’analyse de Nicolas Agbohou qui montre que l’arrimage du franc CFA au franc français et à l’euro par la suite, constitue l’entrave la plus significative au développement économique et social des pays africains de la zone CFA. Ainsi qu’Agbohou l’affirme, « en sollicitant la garantie monétaire de la France, les dirigeants africains ont accepté, en contrepartie, leur subordination à la puissance protectrice, renonçant ainsi volontairement à la souveraineté monétaire sans laquelle aucun véritable développement socioéconomique n’est possible» (Agbohou, 1999 : 29). Nous commencerons par discuter de la notion essentielle d’indépendance des États. Nous considérons l’indépendance, non comme rupture de dépendance, mais comme cette négociation qui introduit des nouveaux rapports d’interdépendance. Ensuite, nous montreront que les pays de la zone CFA, dont les banques centrales ne constituent en réalité que des succursales du Trésor Français, ont négocié une indépendance difficile à réaliser, avec comme résultat la perpétuation du pacte colonial. Cependant, loin de sombrer dans l’afro-pessimisme, nous pensons que la conjoncture mondiale actuelle, et plus spécifiquement l’influence grandissante des pays émergents, représente une opportunité pour les pays africains.
L’INDÉPENDANCE EN QUESTION
L’indépendance, pour un pays ou un état est généralement comprise comme l’acquisition de sa totale souveraineté politique, la capacité de gérer de manière souveraine à sa destinée. C’est en tout cas la conception qu’en avaient nombre des leaders africains aux heures de la décolonisation, en témoignent les citations dans l’encadré ci-dessous.
Les Nations Unies doivent inviter toutes les nations possédant des colonies en Afrique à leur accorder une indépendance totale (…) Aujourd’hui est un jour nouveau pour l’Afrique et, cette année, au moment où je vous parle, treize pays africains ont pris leur place dans cette auguste assemblée en tant qu’États indépendants et souverains (…) Nous sommes désormais vingt-deux dans cette Assemblée et beaucoup d’autres s’apprêtent à nous rejoindre. »
Kwame Nkrumah, premier président du Ghana, le 23 septembre 1960, devant l’Assemblée générale des Nations Unies à New York.
« Je suis à la fois honoré et sans prétention (…) d’avoir pu vivre jusqu’à ce jour lors duquel les Britanniques nous ont rétrocédé le pouvoir, au terme de 68 ans de protectorat. Maintenant que nous sommes indépendants, je vous exhorte tous à consacrer vos talents à la gloire de nos royaumes ainsi qu’à celle de l’État ougandais. Que nos différences d’identités, de religion et de couleur ne constituent pas des barrières devant nous séparer. »
Edward Frederick Mutesa II, premier président de l’Ouganda, le 9 octobre 1962, discours prononcé lors de l’accession à l’indépendance.
« Cette indépendance du Congo, si elle est proclamée aujourd’hui dans l’entente avec la Belgique, pays ami avec qui nous traitons d’égal à égal, nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier cependant que c’est par la lutte qu’elle a été conquise, une lutte de tous les jours, une lutte ardente et idéaliste, une lutte dans laquelle nous n’avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang (…) La République du Congo a été proclamée et notre cher pays est maintenant entre les mains de ses propres enfants. Ensemble, mes frères, mes sœurs, nous allons commencer une nouvelle lutte, une lutte sublime qui va mener notre pays à la paix, à la prospérité et à la grandeur. Nous allons établir ensemble la Justice sociale et assurer que chacun reçoive la juste rémunération de son travail. Nous allons montrer au monde ce que peut faire l’homme noir quand il travaille dans la liberté, et nous allons faire du Congo le centre de rayonnement de l’Afrique tout entière. Nous allons veiller à ce que les terres de notre patrie profitent véritablement à ses enfants. Nous allons revoir toutes les lois d’autrefois et en faire de nouvelles qui seront justes et nobles. Nous allons mettre fin à l’oppression de la pensée libre et faire en sorte que tous les citoyens puissent jouir pleinement des libertés fondamentales prévues dans la déclaration des Droits de l’Homme. »
Patrice Lumumba, premier ministre du Congo, discours de l’indépendance du Congo, 30 juin 1960[1]
Créer une société juste, lutter contre la pauvreté, panser ses plaies, mener le pays vers la grandeur et la prospérité, regagner sa dignité. Voilà autant de rêves qui ont accompagné l’accession des pays africains à l’indépendance autour des années 1960. Ces rêves se sont longtemps envolés et il y a lieu aujourd’hui de se demander qu’est-ce qu’en réalité que l’indépendance d’un État? Le Larousse et autres outils du métalangage parlent d’absence de soumission à une autre autorité, de souveraineté, d’auto-détermination.
Dans la littérature sur les Indépendances, tout se passe généralement comme s’il s’agissait d’une donnée, d’un substrat aux contours parfaitement cernés. On débat des luttes pour l’indépendance, des conditions d’accession à l’indépendance, ses conséquences, ou même des ratés de l’indépendance, etc. Mais le concept lui-même ne retient pas aujourd’hui beaucoup d’attention. Pourtant, il nous semble essentiel de le revoir, question de mettre perspective l’indépendance des pays africains et plus spécifiquement ceux de la zone franc. Comprendre ce à quoi renvoie le concept peut nous éviter de sombrer dans les indignations trop fréquentes du genre « Ça fait 50 ans que les Africains sont indépendants, comment expliquer qu’ils soient encore si dépendants de l’aide venant de l’Occident? » En clair, le concept d’indépendance est généralement investi d’une vertu que la réalité africaine semble mettre crise, et ceci génère beaucoup d’incompréhension. C’est cette vertu qu’il nous semble essentiel de nuancer ici.
On peut tenter d’interpréter le concept d’indépendance des États à partir de la théorie de la mondialisation de Jacques Gélinas qui suggère que les rencontres initiales posent les conditions d’une inévitable interdépendance entre les nations. Dans son essai La globalisation du monde Laisser faire ou faire?, Jacques Gélinas (2000 : 22) soutient que la mondialisation est un phénomène naturel amorcé vers la fin du XVè siècle lorsque les commerçants européens se lancent par la voie des mers à la conquête des autres continents. Avec la circumnavigation par Bartolomeu Dias (1488), la « découverte » de l’Amérique par Christophe Colomb (1492) et l’ouverture de la route maritime des Indes par Vasco de Gama (1498), l’empire commercial de l’Europe devient mondial. Il continuera de se déployer progressivement au fil des ans et des siècles.
Les ressources que l’Europe tire de cette aventure, notamment les métaux précieux, l’or, l’argent et autres pierres précieuses introduisent une dynamique dans laquelle « la politique étatique et l’intérêt de la classe marchande convergent dans cet élargissement des marchés à l’échelle mondiale » (Gélinas, 2000 : 23). L’apparition du capitalisme dans la deuxième moitié du 18ème siècle ne fera que renforcer la tendance, avec en prime la naissance du protectionnisme d’État dont l’Angleterre, profitant de sa position de force à l’échelle mondiale, se fera championne. Pour Gélinas, il s’agit là de la deuxième phase de la mondialisation, « portée à la fois par des empire coloniaux en mal d’expansion et par un capitalisme naissant en quête de marchés extérieurs et de matières premières » (Gélinas, 2000 : 29). La phase suivante, qui va de 1883 à 1980 est marquée par l’émergence des multinationales dont l’expansion sera favorisée par le développement des moyens de transport et des communications, mais aussi par la mise sur pied des institutions multilatérales chargées de préserver le nouvel ordre du capitalisme mondial basé sur les principes de libre-échange, de libre circulation des capitaux et libre accès aux matières premières du monde entier.
En somme, à partir du moment où les nations ont trouvé leur intérêt dans l’ouverture au monde, s’est amorcée une marche inexorable vers une interdépendance toujours plus complexe des nations. Le véritable enjeu de La globalisation du monde Laisser faire ou faire? C’est de montrer les dessous de la globalisation, que Gélinas distingue clairement de la mondialisation, et de proposer les moyens d’y faire face. Il situe la naissance de la globalisation au début des années 1980 et la conçoit comme l’accaparement de « la gouverne du monde par des intérêts économiques, transnationaux et supraétatiques» (Gélinas, 2000 : 42). Elle apparaît chez lui comme un phénomène dangereux, avec une idéologie outrancièrement de droite qui se nourrit des thèses keynisiennes et assure son hégémonie au moyen d’une propagande soutenue. Les dessous du néolibéralisme qui anime la globalisation sont déballés dans cet essai où on peut voir comment les apôtres de l’ultralibéralisme, qu’ils soient du milieu académique ou de l’industrie, jouant sur une conception travestie de la liberté, aplanissent le chemin qui ouvre la voie à des pratiques égoïstes, égocentriques et dégradantes. Pour marquer la distinction entre la mondialisation et la globalisation, Gélinas (2000 : 42, 43) dira :
Contrairement à la mondialisation qui s’est déployée, tout au long de son évolution, dans un contexte où l’État était le lieu ultime de référence, non seulement politique et sociale, mais aussi économique, la globalisation se construit par-dessus les États-nations, qui n’ont plus qu’un rôle de sous-traitants dans la mise en œuvre d’une politique et dans la conduite des affaires du monde.
Bien que l’ambition de Gélinas soit autre, il apparaît clairement dans son essai que la mondialisation qui s’amorce au 15ème siècle marque le début de la fin de l’indépendance des nations et introduit une ère où les intérêts nationaux constitueront le moteur des relations internationales. Dans une telle dynamique, le degré du rapport de force détermine la manière dont les États approchent leurs relations aux autres et ultimement, en influence les retombées. C’est dans un tel cadre qu’il faut comprendre la poussée coloniale, où les pays africains, qui ressentent encore le poids de deux cents ans de Traite négrière, doivent faire face à la machine idéologique et militaire des puissances occidentales. Le mot d’Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme ramasse en substance toute la fragilisation d’un continent soumis aux exactions de l’histoire: « Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, de cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées» (Césaire, 1950 : 19).
Mais c’est aussi dans ce cadre qu’il faut comprendre les Indépendances africaines où des États aux peuples morcelés, fragilisés et ruinés doivent négocier un nouveau statut dans leur relation aux puissances coloniales. Comme nous en discutons plus loin, cette position de faiblesse ne leur sera d’aucun secours. Ce qu’il importe de souligner ici, c’est que l’indépendance des États n’est pas une rupture de dépendance (non envisageable en regard du phénomène de mondialisation), mais la redéfinition des formes de dépendance qui doivent désormais lier les États. L’indépendance est une négociation. Une telle acception est clairement soutenue par la lettre du président français, Charles De Gaule, reproduite ci-après. Elle est adressée à Sékou Touré, alors Président du Conseil de Gouvernement, le 6 novembre 1958:
Source de la lettre[2]
De Gaule invite Sékou Touré à une négociation qui déterminera la forme de souveraineté dont devront jouir les Guinéens. Il faut souligner l’idée suivante : dès que l’Occident et l’Afrique se sont rencontrés, ils sont entrés dans une permanente relation dialectique dont seuls les termes peuvent subir des modifications. Dans les relations dominant/dominé qui ont caractérisé la colonisation, il y avait interdépendance entre les parties, même si les termes n’étaient favorables qu’aux puissances coloniales. Mettre purement et simplement un terme à cette interdépendance aurait signifié pour l’Occident, qu’il renonce tout bonnement à tous les avantages économiques que représentait le pacte colonial ; avenue manifestement non envisageable. S’il ne peut donc y avoir rupture dans l’indépendance, mais continuité sous de nouvelles formes, ce qui importe désormais pour les parties, c’est de définir les termes de cette continuité. Au moment des indépendances africaines, le seul élément nouveau par rapport à la situation coloniale, c’est la participation de l’Afrique à la redéfinition de leur relation aux anciennes métropoles. Idéalement, cette redéfinition aurait dû se mener dans un espace dénué de coercition. Cependant, l’histoire indique que les négociations ont systématiquement été tributaires de la logique des rapports de force qui ont caractérisés la colonisation. En somme ce sont à la fois les termes de la négociation et la capacité du nouvel État de capitaliser sur les concessions acquises qui peuvent faire de l’indépendance d’un État une vertu.
LES INDÉPENDANCES AFRICAINES : DES NÉGOCIATIONS FAUSSÉES
Dans les négociations en vue de l’indépendance, les pays africains francophones ont largement choisi la voie de la pleine coopération dans tous les domaines avec l’ancien pays colonisateur comme moyen de consolider sa souveraineté. Était-ce véritablement un choix, ou une concession sous coercition? La question se pose dans la mesure on pouvait anticiper qu’une telle coopération globale ne servirait pas les intérêts de l’Afrique. C’est par exemple ce qu’entrevoyait Sékou Touré (1958), exception dans le lot, en optant pour « l’indépendance intégrale » de son pays:
Notre option fondamentale qui, à elle seule, conditionne les différents choix que nous allons effectuer, réside dans la décolonisation intégrale de l’Afrique : ses hommes, son économie, son organisation administrative, et, en vue de bâtir une Communauté Franco-Africaine solide et dont la pérennité sera d’autant plus garantie qu’elle n’aura plus dans son sein des phénomènes d’injustice, de discrimination ou toute cause de dépersonnalisation et d’indignité.
Le choix opéré par les pays africains donne naissance, dans la pratique, au néocolonialisme que la littérature africaine des années qui suivirent se plaira à dénoncer. Béatrice au Congo (1970) du dramaturge Bernard Dadié tourne en dérision la prétendue souveraineté des pays africains. Le dirigeant politique africain y apparaît simplement comme un homme de paille, un pantin au service de l’ancienne puissance coloniale. L’orientation économique et même sociale est assurée par les experts de l’ancienne colonie. Le texte présente un roi Don Carlos Ier du Zaïre à la merci des personnages tels que Piedebiche, conseiller au Monopole du sel, des mines, des terres, de la construction, Boisdur, conseiller au Monopole des enterrements et des assurances, Lapoudre, conseiller à la guerre, Laboursepleine, conseiller aux intérêts du roi et finalement, La promesse, conseiller des conseillers. Il ne sera donc pas étonnant que l’ancien pays colonisateur tire son épingle du jeu des Indépendances.
Les structures mise en place par les colons s’ajoutent à l’expertise des anciens colons et achèvent d’aliéner les pays désormais indépendants. En Côte d’Ivoire par exemple, les techniques et technologies pour assurer le développement du pays sont françaises et les accords bilatéraux assurent à la France un rôle prédominant dans l’économie du pays. Les investisseurs de la métropole reçoivent des garanties sur leur liberté d’opérer sur le territoire ivoirien. Lynn Krieger Mytelka (1984: 152-153) rappelled que la « Loi No. 59-134 of September 3, 1959, contained an investment code that garanteed industrial investment against the risk of nationalization, of nontransferability of profits and capital, and of nonconvertibility of currency. » Qui plus est, cette loi comporte des mesures fiscales exceptionnelles, notamment l’exemption de taxes aussi bien celles de corporation que celles sur les équipements nécessaires au processus de production, tandis que les ententes assurent aux investisseurs une stabilité financière sur le long terme. Il n’est pas inutile de signaler que c’est à Paris en 1958, dans les locaux de l’Assemblée nationale française et de surcroît par un juriste français qu’est rédigée et proposée à Félix Houphouët, alors Premier ministre de la Côte d’Ivoire, la Constitution du pays dont il allait bientôt présider la destinée. On a alors parlé d’une « indépendance confisquée ». À la fin de la décennie qui commence avec les Indépendances, l’économie ivoirienne repose essentiellement sur le capital étranger. « By 1971, […], 71 percent of the capital invested in the food industry, 86 percent of the wood industry, 92 percent of textiles, shoes and clothing, 81 percent of chemicals, and 89 percent of metalworking was foreign-owned », écrit Krieger Mytelka (1984 : 153).
En somme, les politiques étatiques ont favorisé la mainmise française sur l’économie du pays. Lynn Krieger Mytelka souligne dans son analyse cette réalité en plaçant le capital étranger et l’action étatique comme les forces majeures qui ont façonné la croissance en Côte d’Ivoire. Elle montre aussi comment les politiques économiques du pays, notamment celles agricoles, favoriseront l’investissement français plutôt que l’émergeant capital indigène. Bonnie Campbell (1983) parle alors de la croissance ivoirienne comme d’un modèle de développement « extraverti » qui se caractérise notamment par l’important transfert de profits vers l’étranger. Il s’agissait là d’un processus qui, à terme, menacerait la stabilité de l’économie ivoirienne.
Sékou Touré apparaît clairvoyant en soutenant dès 1958 que « l’épanouissement des valeurs de l’Afrique est freiné, moins à cause de ceux qui les ont façonnées, qu’à cause des structures économiques et politiques héritées du régime colonial en déséquilibre avec ses aspirations d’avenir.» On comprend qu’il ait privilégié une « décolonisation intégrale » de l’Afrique. Cependant, on peut bien se demander si les Africains avaient les moyens d’assumer leur part du négoce et assouvir leur légitime aspiration à la liberté et à la dignité? Avaient-ils les moyen revoir de manière fondamentale ces structures socioéconomiques héritées de la colonisation qui devaient s’avérer de sérieuses entraves à leurs aspirations? Rappelons l’importance du rapport de force dans le jeu de négociations et même de la mise en œuvre des positions négociées. Le cas du Niger est particulièrement significatif. Après le référendum de septembre 1958 où le pays rejette la proposition du général de Gaulle appelant les colonies de l’Afrique Occidentale Francophone à faire partie de la Communauté française, le gouvernement français prend des mesures qui déstabilisent le jeune pays indépendant : retrait de son armée, de ses fonctionnaires et de ses crédits, rupture immédiate des relations politiques et économiques. José Maria Fenandez explique :
L’indépendance fut proclamée le 2 octobre 1958. La France n’y mit aucun obstacle mais retira dans le mois qui suivit son armée, ses fonctionnaires et ses crédits. De Gaulle ignora la demande d’association à la Communauté que lui adressa Sékou Touré après la proclamation de l’indépendance. La Guinée, en perdant les cadres qui faisaient fonctionner son administration et son économie, fut déstabilisée. Le départ des fonctionnaires civils et militaires se fit rapidement sentir sur le plan économique. (Fernandez, 2011 : 224)
Dans l’ouvrage collectif Sékou Touré : Ce qu’il fut. Ce qu’il a fait. Ce qu’il faut défaire (1985), Mamadou Alpha Barry rapporte:
Au lendemain même du référendum, le dernier gouverneur français Risterucci a ordonné le 29 septembre 1958 la suspension des investissements au titre du FIDES, le Fonds (colonial) d’investissement pour le développement économique et social, la suppression des crédits bancaires et l’établissement de droits de douane sur les marchandises guinéennes à destination de l’ancienne métropole.
Les documentaires Françafrique du réalisateur Patrick Benquet révèlent les dessous d’une Afrique indépendante mais sans liberté d’action. Les hommes de l’Elysée (ambassadeurs agents secrets, hommes de main…) y discutent ouvertement des coudées franches dont ils disposaient pour faire plier les résistants par tous les moyens et ainsi maintenir dans les faits les chefs d’État africains au service de la France. Certes, ce documentaire a ses lacunes. Comme toute tentative de lecture historique qui vise une cohérence thétique, on y retrouve des trous, c’est-à-dire des omissions qui laissent songeur tout observateur averti. Alice Primo (2011) en relève quelques-unes dans son compte rendu :
pas de guerre de décolonisation du Cameroun (qui n’est évoqué qu’à travers l’assassinat de Félix Moumié), ni de complicité de génocide au Rwanda, pas d’atermoiement sur les milliers d’opposants politiques torturés et « disparus » dans les geôles des régimes vassalisés, presque rien sur les millions d’hommes et de femmes qui n’ont pas accès à l’alimentation, aux soins, et à une éducation digne de ce nom du fait de l’accaparement par les réseaux françafricains des immenses richesses de ces pays… A l’exception des images des victimes de la guerre du Biaffra, il semblerait que cette Françafrique-là soit indolore pour les peuples.
Cependant, on aura noté que Primo reproche au documentaire, non pas de raconter l’étau français autour des pays africains indépendants, mais plutôt une certaine complaisance dans la lecture historique, qui ne fait pas suffisamment de lumière sur la force de resserrement de cet étau et de ses tragédies qui ont parsemé l’Afrique et erre tout simplement quant à sa perpétuation actuelle. Ainsi, dans tous les pays de l’Afrique subsaharienne colonisés par la France, on assiste invariablement au cas de figure où les nouvelles relations négociées par des Africains en position de faiblesse se combinent avec la faiblesse de leur capacité réelle à réaliser leurs ambitions.
Systématiquement, cette figure donne lieu dans les pays africains à l’instauration de régimes politiques répressifs, inhibiteurs de transformations sociales. Parlant du cas ivoirien, Zartman et Delgado suggèrent que son premier président assumait des prétentions de « père de la nation » et se perdait bien souvent en remontrances paternelles à l’endroit de son peuple. En cas de désaffection politique, « le père de la nation » appelait le présumé dissident à son palais et après « un long et intime » entretien « père-fils », le « fils prodigue » pour ainsi dire, revenait à la raison. Zartman et Delgado (1984: 4) écrivent: « Few political leaders have resisted this treatment and few have not return to the family fold after having repented their exposed prodigality. » Philippe David (2000) suggère que sous l’apparence d’homme de dialogue, Houphouët, d’une « démocratie originale plutôt musclée», ne supportait pas la contestation perpétuelle. Les soulèvements étudiants étaient généralement violemment réprimés. Les enseignants grévistes subissaient des représailles. David évoque « quelques disparitions » et indique que l’absence de prisonniers ou d’exilés politiques clamée par le pouvoir relevait simplement de la démagogie. C’est peut-être dans la littérature qu’on trouve une peinture décapée de la Côte d’Ivoire indépendante et Le soleil des indépendances d’Ahmadou Kourouma, occupe une place de choix parmi les textes critiques du pouvoir houphouëiste. L’auteur y peint, dans un langage fort vivant, le désenchantement des Indépendances qui ont accentué l’aliénation amorcée par la colonisation, et instauré, par-dessus tout, un régime répressif. Fama, le personnage principal est assailli un soir, traîné jusqu’à la Présidence et confiné dans des caves d’où il ne survivra que de justesse. La peinture de ce lieu d’internement à la présidence est éloquente :
Dans les caves, les plafonniers restaient constamment allumés et on ignorait quand venait le matin et quand commençait le soir ; on y subissait la torture, on y respirait la puanteur ; le ventre y sifflait la faim ; la mort de temps en temps y retentissait et parfois aussi les éclats de rire ivres des geôliers vidant des bouteilles d’alcool. (Kourouma, 1970 : 158)
LES DESSOUS DE LA DÉPENDANCE DU FRANC CFA AUX MONNAIES FRANÇAISES OU LA PERPÉTUATION DU PACTE COLONIAL
C’est sans doute sur le plan de la monnaie que le drame de la coopération franco-africaine touche le comble, comme en témoignent les principes qui régissent la coopération financière franco-africaine, c’est-à-dire le rapport entre le franc CFA et la monnaie européenne. Ces principes traduisent avec clarté le déséquilibre fondamental dans les rapports de la France à ses anciennes colonies. Rappelons que le franc CFA (Communauté financière africaine) est le nom de la monnaie commune à plusieurs pays francophones d’Afrique. Les pays membres de la zone franc sont les suivant : d’une part, le Bénin, le Burkina, la Côte d’Ivoire, la Guinée-Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Togo, qui constituent l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) et dont l’Institut d’émission est la BCEAO ; d’autre part, le Cameroun, la Centrafrique, le Congo, le Gabon, la Guinée Equatoriale et le Tchad, qui constituent la Communauté Economique et Monétaire de l’Afrique Centrale (CEMAC), dont l’Institut d’émission est la Banque des Etats de l’Afrique Centrale (BEAC). L’historique de sa parité avec le Franc français et par la suite, l’euro, est succinctement ramassée dans l’encadré suivant :
Source : BCEAO
Dans Le franc CFA et l’euro contre l’Afrique, l’économiste béninois, Nicolas Agbohou, identifie et analyse quatre principes qui articulent la coopération financière franco-africaine: 1) la libre convertibilité des monnaies africaines garantie par le Trésor français, 2) la fixité des parités, 3) la centralisation des réserves de change, 4) la liberté absolue des transferts. Pour lui, ces principes, vestiges de l’époque coloniale, « ne pourraient que favoriser objectivement le blocage socioéconomique des pays africains francophones politiquement indépendants. » (Agbohou, 1999 : 41) La libre convertibilité, c’est la possibilité légale de passer d’une monnaie à une autre sans être soumis à quelque restriction légale. Si le CFA jouit d’un tel privilège, c’est en raison de son arrimage à l’euro qui lui confère une certaine stabilité. Certains théoriciens y trouvent des avantages pour les pays africains de la zone CFA. C’est le cas notamment d’Alain Delage qui soutient que le principe la libre convertibilité est bénéfique pour les économies africaines de la zone:
Les garanties accordées par le Trésor français donnent aux pays de la zone franc une position privilégiée en matière d’investissement international, et pallient ainsi la faiblesse de leurs ressources financières internes. La convertibilité externe, de son côté, favorise la mobilité des capitaux et les potentialités d’investissement qu’offrent les économies de la zone, qui peuvent donc, par le biais, trouver des possibilités de financement. (Cité par Agbohou, 1999 : 42)
Non seulement Nicolas Agbohou souligne les limites théoriques de ces avantages (Il évoque l’exemple de pays, comme l’Inde ou le Nigéria notamment, qui n’ont pas une monnaie convertible et pourtant sont de véritables séducteurs d’investisseurs étrangers.), mais également, il rappelle que dans la pratique, les anticipations touchant l’attrait des investisseurs ne se sont jamais matérialisées. Il signale par exemple que l’Angola et le Nigéria dont les monnaies ne sont pas convertibles attirent à eux deux autant d’investissements directs étrangers que tous les pays de la zone franc réunis. En somme, la libre convertibilité n’a pas joué son rôle de facteur d’attraction. François Soudan (2010), éditorialiste de l’hebdomadaire Jeune Afrique, en appelait à la rupture de la dépendance monétaire :
Ne serait-il pas temps, un demi-siècle après le départ des derniers commandants de cercle que l’Afrique Francophone acquiert enfin son indépendance monétaire. En d’autres termes : qu’elle se débarrasse du Franc CFA! Les ex-colonies françaises qui à l’instar de la Mauritanie et de la Guinée ont quitté la zone CFA, ceux qui n’y ont jamais adhéré (Djibouti) et bien évidemment les pays anglophones et lusophones du continent sont-ils pour autant plus pauvres et moins bien gérés.
Une forme nouvelle du pacte colonial
Parmi les inconvénients, Nicolas Agbohou note l’impossibilité de convertir librement le franc CFA de l’Afrique de l’Ouest en celui de l’Afrique de l’Est, et vis-versa, ce qui « handicape sérieusement le commerce intra-zone », et « retarde volontairement le développement du commerce afro-africain »; il souligne les commissions substantielles prélevées par la France garante de la libre convertibilité, la fuite des capitaux de l’Afrique vers l’Europe, la vassalisation des banques centrales africaines, ainsi que la dépréciation du franc CFA sur le marché des changes. « Dans l’ensemble, les avantages de la libre convertibilité du franc CFA en euro sont très faibles et même ridicules en comparaison avec ses nombreux inconvénients majeurs» (Agbohou, 1999 : 43). Quant à la parité fixe, Agbohou montre qu’en maintenant les pays africains au statu de fournisseurs de matière première, elle les intègre de façon « subalterne » dans le marché européen, les dépouille de toute politique souveraine de change, et abandonne leur économie à la merci de la Banque Centrale Européenne dont les décisions monétaires (hausse des taux directeurs par exemple) créent le chômage, certes en Europe, mais aussi dans les pays dont la monnaie est tributaire de l’euro. Qui plus est, la parité est à la discrétion de la France qui peut décider de la modifier à tout moment, sans égard aux conséquences socioéconomiques pour les pays de la zone franc. Pourtant, ces conséquences sont bien réelles, et affectent durement les populations, en raison notamment de l’« augmentation des prix en monnaie nationale des biens et services importés » (Agbohou, 1999 : 137). Une augmentation d’autant plus destructrice que la petite industrie et même l’agriculture reposent largement sur les technologies produites en Occident.
La pensée dépendantiste, formulée dans les années soixante et soixante-dix, trouve ici une illustration concrète. Le dépendantisme (prôné notamment par les théoriciens tels que Andre Gunder Frank, Fernando Henrique Cardoso, Immanuel Wallerstein, Theotonio dos Santos, ou encore l’Égyptien Samir Amin) soutenait que les malheurs des pays du Sud avaient une cause structurelle fondamentale, leur adhésion au système capitaliste mondial qui repose sur un modèle d’exploitation de la périphérie par le centre. Pour les dépendantistes, la structure même du système capitaliste mondial assure le maintient le Sud dans une condition de dépendance. La dépendance monétaire censée amener les Africains à une pleine intégration au système capitaliste mondial leur dérobe plutôt une part substantielle de leurs ressources financières au profit de la France, tout en les privant de la liberté nécessaire pour élaborer et mettre en œuvre les politiques économiques à visée nationale. Faut-il encore rappeler que les banques centrales de la zone CFA, en raison des accords de parité qui lient le franc CFA et l’Euro, ne constituent en réalité que des succursales du Trésor français. Non seulement la France est fortement représentée dans les conseils d’administration de ces banques, mais en plus, elle a droit de veto sur les décisions qui y sont prises. Qui plus est, cette monnaie étant sous contrôle de la Banque de France, les pays de la zone franc ne peuvent imprimer des billets que dans les limites qui leur sont autorisées. Pas étonnant que périodiquement, ces États manquent de liquidité, même pour payer leurs fonctionnaires.
LES CONSÉQUENCES DE LA DÉPENDANCE MONÉTAIRE
Dans son discours évoqué plus haut, Sékou Touré pose que l’exercice de l’indépendance repose sur la gestion souveraine d’un certain nombre de « pouvoirs essentiels » : la défense, la monnaie, les relations extérieures et la diplomatie, la Justice et la Législation. On pourrait analyser le rôle de chacun de ces pouvoirs dans l’expression de la souveraineté étatique. Mais nous voulons nous attarder ici uniquement sur celui de la monnaie. Et pour cause, c’est l’instrument dont se servent les banques centrales pour mettre en œuvre les grandes orientations économiques et les politiques nationales en matière de développement. Dans l’histoire récente, le rôle des banques centrales a été particulièrement mis en évidence lors de la grande récession qui frappé le monde en 2008. Les banques centrales européennes, américaines et asiatiques ont massivement injecté la liquidité dans l’économie comme politique de relance. Dans son ouvrage L’Afrique noire : De la superpuissance au sous-développement, Félix Éhui (2002 : 11) insiste sur l’authenticité, c’est-à-dire la mise en œuvre d’un être et d’un faire africains comme conditions du développement du continent :
Il est important, écrit-il, que les peuples noirs comprennent qu’ils ont un défi à relever. Ce défi, ce n’est pas de passer par toutes les étapes franchies par les Européens dans leur histoire. C’est plutôt de développer un système économique, politique et sociojuridique correspondant aux réalités de leur monde africain; un système original à travers lequel ils feraient une sélection de leurs potentiels et patrimoines économiques, politique et culturel qu’ils combineraient avec ce qu’ils ont pu tirer de mieux, durant les cent ans de domination coloniale européenne.
Or il est difficile, sinon impossible pour un État de développer un système économique, politique et sociojuridique ayant des assises sur les réalités locales, c’est-à-dire à la fois matérielles, démographiques et socioculturelles, s’il n’a pas le contrôle de sa monnaie. Nombres d’économistes à l’instar de Nicolas Agbohou sont d’avis que seule la souveraineté monétaire peut permettre aux États de mettre en œuvre des politiques qui visent strictement le progrès social et le bien-être de leurs populations. Il se trouve que, comme indiqué précédemment, les pays africains indépendants ont raté le virage de l’indépendance monétaire, avec comme conséquence la perpétuation du pacte colonial. Le dictat extérieur a eu pour effet que les politiques économiques des pays africains ont été orientées par la nécessité de remplir leurs obligations financières internationales. Il faut sans doute lire Jean Ziegler (2005) pour comprendre la profondeur des ravages causés dans les pays du Tiers-Monde par le poids de l’endettement. Dans L’empire de la honte, il met à nu le mécanisme de l’endettement des pays dits en développement, leurs conditions de remboursement et ses conséquences sur les politiques sociales. Pour lui, le service de la dette qui absorbe la plus grande part des ressources du pays endetté le prive des ressources nécessaires pour financer les investissements sociaux : l’école publique, les hôpitaux publics, les assurances sociales, etc. Et Momar Sokhna Diop notait par exemple qu’au Cameroun, seulement 4% du budget était alloué aux services sociaux et 36% à la dette (Diop, 2008 : 117).
Pour les pays de la zone franc, en plus des ressources affectées à la dette, il y a celles, tout aussi substantielles affectées au maintien de la parité avec l’euro. Ainsi que l’explique Nicolas Agbohou, la convention des Comptes d’opérations exige depuis 2005 que les pays de la zone franc déposent 50% (ce qui représente un assouplissement par rapport aux 65% antérieurs) de leurs réserves de change au Trésor Français, et en contrepartie, « le Trésor Français s’engage à fournir toutes les sommes dont les Banques centrales africaines peuvent avoir besoin, aussi bien pour les règlements à l’intérieur de la zone que pour leurs paiements extérieurs en devises» (Agbohou, 1999 : 86). En clair, les Africains versent la moitié de leurs recettes financières à la France pour garantir qu’ils auront toujours accès au crédit nécessaire pour faire face à leurs obligations. Or ces comptes sont généralement excédentaires, c’est-à-dire que les sommes qui y sont déposées dépassent les crédits que les Africains reçoivent en retour. En clair, ils garantissent un risque qui n’existe pas. Et Agbohou (1999 : 87) de conclure :
au moment où leurs recettes d’exportations garnissent les caisses de l’État français, les Africains souffrent des affres du sous-développement et excellent dans la mendicité de l’aide financière internationale « généreusement » octroyée par la France en puisant sur leurs propres avoirs extérieurs déposés en comte d’opérations ouverts à Paris.
CONCLUSION
Si nous concluons ici que les Africains ont mal négocié leur indépendance vis-à-vis de la France coloniale, nous nous empressons toutefois d’ajouter que les rapports de force ne jouaient pas en leur faveur. Or l’interdépendance des nations est avant tout une question de rapport de force. Les voix les plus puissantes ont toujours su imposer leur volonté. Gélinas montre par exemple comment l’Angleterre, profitant de sa force économique, réussit à imposer au monde une certaine idéologie : « Au milieu du XXe siècle, l’industrie britannique s’étant imposée sur les marchés mondiaux, l’Angleterre se trouve alors en position de préconiser, voire d’imposer, la libération du commerce à l’échelle planétaire» (Gélinas, 2000 : 28). Puis, une fois qu’elle prendra les rênes de l’économie mondiale, l’Amérique réussira à imposer l’idéologie néolibérale (l’appropriation illimitée des richesses par les transnationales, les lois du marché comme mécanisme supérieur de distribution optimale des ressources, le libre-échange comme système par excellence de prospérité des peuples et des individus) comme valeur supérieure (Gélinas, 2000 : 47).
À l’époque de la colonisation, la résistance africaine ne faisait pas le poids face à l’assaut des envahisseurs. Les tentatives de résistance ont été mâtées dans un effroyable bain de sang ; ce fut notamment le cas de la colonisation allemande au Cameroun. Qui plus est, au tournant des indépendances, les Africains, à l’imaginaire violé (pour reprendre quelque peu Aminata Traoré) par des siècles d’abâtardissement, n’avaient pas d’autres modèles que ceux que leur faisaient miroiter les maîtres coloniaux supposément en partance. Leur position de faiblesse minait toutes chances de négociation équitable.
Aujourd’hui, les choses sont bien différentes. L’étau du pacte colonial se desserre. Par exemple, le Camerounais n’est plus obligé de consommer Bull, Peugeot ou l’ingénierie de Bouygues, et peut très bien négocier son aluminium avec Rio Tinto Alcan, plutôt qu’avec Péchiney. Il n’y a plus de chasse gardée. En tout cas, les pays émergents ne s’en formalisent pas. Ainsi par exemple de la Chine a investi entre autres les secteurs du textile et de ma motocyclette au Cameroun, contraignant les Français qui en étaient maîtres à un rôle désormais marginal. Et les pays émergents empruntent chacun des voies qui leur sont propres, offrant autant de modèles inspirants. C’est dire que, l’Afrique a le loisir de se poser la question de savoir comment gérer ses relations avec le monde extérieur. Elle est toujours en position de faiblesse, compte tenu de la dimension de son économie, son infrastructure, le poids de sa dette et un ensemble de problèmes socioéconomiques liés à la faiblesse des ressources financières. Cependant, l’Afrique se trouve aujourd’hui en face de nombreux interlocuteurs intéressés, ce qui lui confère une certaine position de force. Qui plus est, la preuve est aujourd’hui faite que les aspirations conçues pour elle n’étaient qu’illusions et supercheries. Par conséquent, il lui appartient désormais, à elle et elle seule, de négocier son statut dans un monde d’interdépendances toujours plus complexes. En s’appuyant certes sur l’expérience passée, mais avec comme optique les seuls intérêts de ses nationaux.
[1] Source de ces extraits : « D’hier à aujourd’hui, regards croisés sur l’indépendance », Afrique Renouveau
[2]http://www.charles-de-gaulle.org/pages/l-homme/accueil/discours/discours-au-monde-1958-1969/lettre-au-president-sekou-toure-a-conakry-6-novembre-1958.php (Consultée le 6 octobre 2013)
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Pour citer cet article
Référence électronique
Kamga Osée (2017). «Cinquante ans de servitude ou l’indépendance confisquée: le franc CFA et l’exploitation continue». Revue canadienne de géographie tropicale/Canadian journal of tropical geography [En ligne], Vol. (4) 1. En ligne le 15 avril 2017, pp. 38-48. URL: http://laurentienne.ca/rcgt
Auteur
Kamga Osée, Ph.D
Professeur adjoint
Département d’études journalistiques
Université de Sudbury
Courriel: okamga@gmail.com