Riziculture irriguée et mutations socio-économiques dans la vallée du Logone à Bongor (Tchad)

Irrigated rice growing and socio-economic changes in the valley of Logone with Bongor (Chad)  

Romain GOUATAINE SEINGUE, Magloire DADOUM DJEKO & Issa DOUBRAGNE


Résumé: La vallée du Logone à Bongor fait depuis 1964, l’expérience d’une agriculture irriguée, pour faire face aux contraintes climatiques. Ce périmètre est mis en place grâce à la coopération chinoise. L’introduction des techniques de culture, l’utilisation raisonnée et suivie des engrais et pesticides, le contrôle du niveau d’eau, l’introduction des engrais à haut rendement sont à l’origine de l’accroissement des productions et rendements agricoles. Cet accroissement s’est accompagné d’une amélioration du niveau de vie, avec ses conséquences socio-économiques. L’objectif de cet article est d’évaluer les mutations socio-économiques dues justement à l’introduction de la riziculture irriguée. La méthodologie a consisté essentiellement à l’analyse des facteurs qui ont conduit à cette riziculture et les conséquences socio-économiques qui en découlent. Il ressort de cette analyse que l’introduction de la culture irriguée du riz a générée des revenus substantiels et a engendré des mutations dans cette vallée. Il est important pour les décideurs d’apporter un appui considérable aux activités de riziculture irriguée pour relever davantage le niveau de production de la vallée du Logone à Bongor.                               

Mots clés: Vallée du Logone, riziculture irriguée, mutations, revenu, développement rural, Bongor, Tchad  

Abstract: Since 1964, the Logone Valley in Bongor has been experimenting with irrigated agriculture to cope with climatic constraints. This perimeter was set up thanks to Chinese cooperation. The introduction of cultivation techniques, the reasoned and monitored use of fertilisers and pesticides, the control of water levels, and the introduction of high-yield fertilisers have led to an increase in agricultural production and yield. This increase has been accompanied by an improvement in the standard of living, with its socio-economic consequences. The objective of this paper is to assess the socio-economic changes that have occurred as a result of the introduction of irrigated rice cultivation. The methodology consisted essentially of an analysis of the factors that led to the introduction of irrigated rice cultivation and the resulting socio-economic consequences. The analysis shows that the introduction of irrigated rice cultivation has generated substantial income and has brought about changes in the valley. It is important for decision-makers to provide considerable support to irrigated rice activities in order to further raise the level of production in the Logone Valley in Bongor.                               

Keywords: Valley of Logone, irrigated rice growing, changes, income, rural development, Bongor, Chad
 

Plan


Introduction
La localisation de la ville de Bongor
Méthodes
Moyenne arithmétique
Le calcul de l’écart type
Les anomalies centrées-réduites
Analyse des données primaires
Résultats
Les facteurs naturels de l’introduction de la riziculture irriguée
Les facteurs humains
L’aménagement du périmètre rizicole
Les mutations sociales et économiques
Les mutations économiques
Intensification des systèmes de production
Accroissement des rendements
Augmentation des revenus
Mutations sociales
Accroissement de l’offre d’emploi agricole
Changements du niveau alimentaire
Exacerbation des inégalités sociales
Discussion
Conclusion

 

Texte intégral                                                                                Format PDF 


Introduction

L’agriculture tchadienne est avant les indépendances, totalement tributaire des pluies (Baohoutou, 2007 ; Romain G., 2014). Cette agriculture nourrit une population relativement peu nombreuse et l’accès à ces ressources est facile. Au fil des années, juste après les indépendances, les pays africains francophones font face à un double problème : celui de la variabilité pluviométrique et d’assurance de l’autosuffisance alimentaire. Cette situation a justifié l’intensification des cultures irriguées dans tout le Tchad afin de faire face à la diminution progressive des productions et rendements agricoles. C’est ainsi qu’en 1965, les premières installations pour les cultures irriguées ont eu lieu (Bezot P., 1966 ; Bezot P., 1969 ; Ministère de l’Agriculture, 1999 ; Romain Gouataine, 2010).  La vallée du Logone fut l’une des zones ayant connu le projet de production de riz par l’irrigation et avec des outils agricoles modernes, lequel est destiné à déclencher une révolution technologique en milieu paysan et à améliorer le niveau de vie de la population rurale. Cinq décennies après, on constate que le projet n’a pas réussi à imposer l’irrigation comme la voie du développement rural, et est même à l’origine de certains problèmes sociaux. Cependant, il a permis une intensification de la culture du riz dans la vallée, et une évolution de la région tant sur le plan économique que social.

L’objectif de cet article est d’évaluer les mutations socio-économiques engendrées par l’introduction de la riziculture irriguée. Il s’agira de présenter les facteurs et le processus de mise en place de l’agriculture irriguée dans cette vallée, ainsi que les mutations socio-économiques qu’elle a engendrées.

La localisation de la ville de Bongor

La ville de Bongor est située au sud-ouest du Tchad, entre le 9e et 11e degré de latitude nord et 14e et 16e degré de longitude ouest (cf. figure 1). Avec une population de 553027 habitants en 2009, c’est l’une des zones les plus peuplées du Tchad avec une densité moyenne de 40 habitants au km2.

Source : Carte topographique de Bongor. Réalisation : Gouataine, 2018
Figure 1. Situation de la plaine du Mayo-Kebbi

Méthodes

Les données utilisées sont les suivantes : 1) les statistiques climatiques (précipitations et températures) de 1960 à 2015. Ces données sont issues de la base des données de la Direction Générale de la Météorologie Nationale (DGMN) ; 2) les données agricoles proviennent de l’ANADER (Agence Nationale de Développement Rural) et de Nuttens (2002) ; 3) les données issues des archives ; 4) les données socio-économiques issues des enquêtes de terrain. Pour être enquêté, l’agriculteur doit être âgé de plus de 50 ans, avoir résidé dans le milieu depuis plus de 30 ans, être riziculteur depuis plus de 20 ans. Sur cette base, 225 personnes ont été enquêtées.

La méthodologie utilisée pour déterminer les variabilités climatiques ont consisté à déterminer les fluctuations interannuelles de la pluie et des températures. Elle passe par l’analyse de l’évolution des productions et rendements des différentes spéculations. Enfin, elle a aussi consisté en l’analyse des données issues des enquêtes de terrain.

Moyenne arithmétique

Elle a été utilisée pour étudier les régimes pluviométriques aux différentes stations. C’est le paramètre fondamental de tendance centrale, représentée par la « normale », moyenne calculée sur la période d’étude. Elle s’exprime de la façon suivante :

                                     

Le calcul de l’écart type

Ce calcul a permis d’évaluer la dispersion des valeurs autour de la moyenne « normale ». Il se détermine par le calcul de la racine carrée de la variance:

où V est la variance. L’écart-type est par excellence l’indicateur de la variabilité. Il constitue avec la moyenne, les deux éléments permettant de calculer les anomalies centrées-réduites.

Les anomalies centrées-réduites

À partir de l’écart type, ont été calculées les anomalies centrées réduites pluviométriques interannuelles, en standardisant les données. Les anomalies sur chaque station se calculent par la formule suivante :

Analyse des données primaires

Les autres outils tels qu’Excel, Instat et Kronostat sont utilisés pour le traitement statistique des autres données et Map info est utilisé pour la cartographie.

Résultats 

Les facteurs naturels de l’introduction de la riziculture irriguée

À Bongor, la pluviométrie est très variable dans le temps et dans l’espace. Le graphique suivant rend compte de cette variation (cf. figure 2).

Figure 2. Variation interannuelle des pluies dans le Mayo-Kebbi

Globalement, cette figure montre une fluctuation interannuelle marquée. La pluie évolue en dents de scie. Sur ces graphiques, on remarque que la première décennie est excédentaire alors que la seconde et la troisième sont déficitaires. À partir de 1990, on observe une hausse des quantités dans les différentes stations même si cette bonne pluviométrie cache de nombreuses disparités. Cette même situation est évoquée par Gouataine et Baohoutou (2015), Abdoulaye B. et al (2013 et 2015), Baohoutou (2007). Il est à noter aussi que la saison pluvieuse commence avec un retard dans cette vallée et s’arrête le plus tôt à tel point que le riz n’arrive pas à boucler son cycle végétatif de 100 à 120 jours.

Le déficit hydrique est d’autant plus considérable que l’insolation est importante. Les valeurs moyennes de l’insolation varient entre 10 heures en février à 6 heures en août. Il en résulte une chaleur constante avec une température moyenne de 28°C. Une situation analogue est observée pour les températures de 1985 à 2013 (cf. figure 3).

Figure 3. Anomalies et tendances thermométriques à Bongor

La figure 3 montre que la tendance des températures est excédentaire de 1985 à 2013. On constate une augmentation considérable des températures moyennes qui est de 0,4°C. Cette augmentation montre que d’une année à une autre, la température ne cesse de croitre, signe d’un changement climatique notoire. Cette augmentation influe d’une manière ou d’une autre le développement des cultures.

En saison sèche, le déficit hydrique assèche et durcit les différents types de sols (les sols peu évolués, les vertisols et les sols ferrugineux tropicaux) à travers lesquels le fleuve Logone a ouvert son lit et sur lesquels les communautés rurales exploitent afin de satisfaire leur besoin.

Ces contraintes du milieu physique imposent alors l’irrigation comme la solution au problème agricole de la région, en particulier celui de la maitrise de l’eau. Cette irrigation pourrait se faire à partir des prélèvements du fleuve Logone.

Les facteurs humains

L’origine de la culture du riz au Tchad est très lointaine. Des formes sauvages appartenant aux espèces Oryza barthien A. CHEV. et O. breviligulata A. CHEV. et Roer., existent dans les zones d’inondation des fleuves et en bordure des lacs ; les grains de paddy de ces formes sont récoltés par les riverains. La présence dans beaucoup de rizières de plants appartenant à O.glaberrima St. montre que des introductions de cette espèce originaire d’Afrique occidentale ont eu lieu dans le sens ouest-est. Toutefois, il est probable que, par l’intermédiaire des caravanes venant de l’est et du nord, du riz appartenant à l’espèce sativa ait été introduit au Tchad il y a plusieurs décennies (Bezot, 1969 :2). À partir du XXe siècle, des introductions un peu moins anarchiques furent réalisées. Elles furent le fait soit d’administrateurs désireux de lancer la riziculture dans les immenses plaines inondées du Tchad, soit de tirailleurs revenant dans leur pays et ramenant, d’Extrême-Orient surtout, des semences de riz (Bezot, 1969 :2). À partir de 1940, les difficultés de ravitaillement découlant de l’état de la guerre mondiale et de l’impossibilité pour le Tchad de recevoir de l’extérieur du riz pour l’alimentation des troupes imposèrent les premières tentatives organisées de riziculture. Le rapport annuel du service de l’Agriculture pour la campagne 1940-1941 décrit l’état de la riziculture dans le pays et précise que cette culture est alors en régression. Les semences de la variété locale avaient presque complètement disparu dans le Moyen-Logone, aussi fallut-il faire venir des semences du Cameroun (une centaine de tonnes de semences fut ainsi distribuée aux cultivateurs en 1940). Par la suite, le développement de cette culture se fit par étapes successives.

Pour les casiers A et B de Bongor, cinquante-sept mille hectares protégés par une digue le long du Logone, avec 22.000 ha environ cultivables mis en valeur semi-mécanisé par le Secteur Expérimental de Modernisation Agricole de Bongor (SEMAB). Tombé en faillite, ce secteur est cultivé d’une manière désorganisée avec quelques tentatives de reprise de la culture irriguée. Actuellement, la majeure partie de ce secteur est en train d’être réaménagée pour une culture irriguée.

Le canton de Katoa, situé immédiatement au nord des 22000 ha aménagés par la SEMAB, est non endigué et cultivé de manière traditionnelle. Ces deux zones forment aujourd’hui un ensemble. Actuellement, c’est moins de 23136 ha qui sont cultivés en riz.

La modernisation de l’agriculture est devenue une priorité pour les autorités nationales. Celles-ci se sont fixées pour objectif de doter l’agriculture tchadienne de techniques et moyens de production modernes et performants (tracteur, intrants modernes, assistance technique par l’encadrement agricole). Cette modernisation avait plusieurs finalités :

1) Elle devrait permettre de surmonter les obstacles liés à la faiblesse du capital technique en permettant la mise en valeur des terres marginales difficiles à exploiter dans le cadre de l’agriculture traditionnelle paysanne ;

2) Elle devrait contribuer à l’accroissement des surfaces cultivées par exploitant. Les documents d’archives et les enquêtes de terrain (2018) ont montré que 35% des exploitants ont moins d’un hectare, 52% entre 1 et 3 hectares et 13% seulement avaient plus de 5 hectares ;

3) L’usage d’intrants modernes (semences améliorées, engrais chimiques, produits phytosanitaires) aurait pour finalité d’accroitre les productions et rendements agricoles. Il en résulterait une satisfaction des besoins alimentaires des populations rurales et des excédents agricoles dont la commercialisation augmenterait les revenus monétaires ;

4) La réduction des importations de vivres serait la conséquence logique de l’accroissement des productions et rendements.

La vallée du Logone à Bongor présente des avantages indiscutables pour l’implantation de la culture irriguée. Ce site est destiné premièrement à la culture du coton, mais à cause des conditions pédologiques, il est converti en rizière. Le choix de ce site, fait par l’État tchadien est appuyé plus tard par la mission chinoise et taiwanaise qui se sont relayée successivement pour apporter un appui technique et d’encadrement.

L’aménagement du périmètre rizicole

Le processus d’aménagement du périmètre rizicole à Bongor s’est fait d’une manière progressive. Les superficies consacrées au riz sont limitées aux villages les plus démunis de terres exondées et auxquels la culture imposée du coton n’a pu être maintenue. Les villages situés sur le bourrelet de berge du fleuve sont les seuls jusqu’en 1958 à pratiquer la culture contrôlée. Avant l’endiguement des plaines Nord-Bongor (casier A), les plaines étaient largement submergées (1 à 2 m) en direction de Ba-Illi et toute activité agricole y était impossible (Cabot, 1965 :193).

Les premiers casiers rizicoles furent aménagés en pays Massa avec les moyens traditionnels. L’endiguement du fleuve sur ses deux rives à l’aval de Bongor a depuis, permis la création par des moyens mécaniques.

Le casier B de Bongor est créé en 1965 sur l’accord de coopération entre la République du Tchad et celle de Chine Taiwan. La première mission taiwanaise est installée dans la même année à Fressou dans le canton Telmé à 18 km au nord de Bongor. En 1964, les travaux d’aménagement d’un périmètre de 500 hectares en maitrise parfaite de l’eau ont été envisagés avec les premières semences qui sont la IR-8. Après les phases d’expérimentation et d’aménagement en 1965, les premières opérations de la culture du riz ont débuté avec deux cycles : un cycle humide et un cycle chaud. À cette époque, les producteurs sont regroupés par quartier et village. Le périmètre de 500 hectares compte 33 blocs de 15 hectares répartis en 6 canaux secondaires. Les engrais, le labour, les semences et l’irrigation étaient gratuits. À la récolte, le riz paddy était acheté par le casier A qui disposait d’une machine de décorticage. Sur les 500 hectares aménagés, 495 hectares sont réellement exploitables.

Après la rupture des relations diplomatiques avec la Chine Taiwan en 1973, la relève du casier B est assurée par la Chine populaire qui de son côté, a aménagé 300 autres hectares en maitrise partielle d’eau juxtaposés avec le périmètre irrigué. La situation au casier B est restée favorable jusqu’en 1979 où la guerre civile éclata, obligeant la Chine populaire à se retirer. En 1981, quelques producteurs se sont organisés pour reprendre partiellement les activités de ce casier. À l’issue de ces tentatives, le casier B a obtenu un appui de certains organismes tels que : CARE-TCHAD, Africare, Sahel-Vert et la FAO qui ont réhabilité le casier en 1990.

Après la reprise de la mission de la Chine Taiwan, un comité de gestion tripartite composé de la mission technique taiwanaise, de l’ONDR et des producteurs est mis sur pied avec un cahier de charges bien défini.

Après de nombreuses difficultés, la mission taiwanaise a démissionné. En 2004, le comité est destitué et un comité de crise composé d’un Chinois taiwanais, du responsable de l’ONDR (Office National pour le Développement Rural) et du chef de canton est mis en place pour superviser le fonctionnement du casier B. De 1965 à 1999, le périmètre du casier a énormément contribué au développement socio-économique de la région de Bongor. Jusqu’au aujourd’hui, le casier B est victime de la mauvaise gestion de ses ressources financières (ONDR, 2014).

Ce casier compte deux périmètres rizicoles exploitables chaque année. Il s’agit :

1) Du périmètre irrigué à maitrise totale : le premier canal fait 180 carrés et les cinq autres ont chacun 360 carrés, le total fait 1980 carrés soit 495 hectares.

2) Le périmètre pluvial à maitrise partielle : ce périmètre en maitrise partielle d’eau est le prolongement naturel du périmètre irrigué. Il est subdivisé en cinq (5) blocs et composé de 1200 carrés répartis dans 20 sous-blocs de 15 hectares chacun. Ce périmètre est seulement opérationnel en période humide.

Au regard des objectifs à lui assignés et la situation actuelle du casier B, on peut estimer que le projet a connu un échec. Cet échec ne signifie pas l’abandon du casier, mais une exploitation du réseau d’irrigation par le groupement des producteurs avec un encadrement technique, si infime soit-il. La riziculture constitue en fait une source de revenus non négligeables et un facteur de transformation socio-économique des populations de la région.

Les mutations sociales et économiques

Les mutations nées de l’introduction de la riziculture irriguée sont nombreuses dans la vallée du Logone à Bongor. Cette introduction a créé des dysfonctionnements profonds dans cette région et a bouleversé le mode de vie local. Elles sont de deux ordres : les mutations économiques et les mutations sociales.

Les mutations économiques

Intensification des systèmes de production

La mise en route du projet rizicole de Bongor a marqué le début de l’intensification de la culture du riz. D’abord, la correction temporelle assurée par les apports d’eau artificiels aux plantes permet aux riziculteurs de faire une double récolte sur la même parcelle. Le calendrier rizicole de la région (tableau 1) montre deux saisons de culture: une première saison va de décembre à mai avec une importante irrigation et une deuxième qui commence de juin à novembre avec une irrigation d’appoint en complément de la pluviométrie.

Source : Enquête de terrain, 2018
Tableau 1. Calendrier de production du riz

Les enquêtes de terrain (2018) ont montré que 52% cultivent plus le riz en saison pluvieuse qu’en saison sèche à cause de l’insuffisance des moyens pour irriguer les champs. À cela, s’ajoute le chevauchement de la fin d’une saison agricole sur le début de la suivante. Cette situation ne laisse pas suffisamment de temps aux paysans pour effectuer les opérations de préparation des champs qui précèdent les semailles, pour faire deux saisons successives. La deuxième raison concerne l’insuffisance des motoculteurs. Les motoculteurs fournis par le PNSA (Programme National de Sécurité Alimentaire) sont en panne et certains emportés vers N’Djamena. Cette situation ralentit les travaux de suivi des champs, car les quelques rares motoculteurs ne peuvent labourer tous les champs. La troisième raison, ce sont les faibles moyens financiers dont disposent les villageois qui doivent attendre à chaque début de campagne agricole un éventuel apport d’argent provenant d’usuriers locaux ou des femmes commerçantes de riz. Aussi, en saison sèche, le niveau de l’eau du Logone baisse considérablement et conduit à des pertes considérables de l’eau d’irrigation. Celle-ci n’arrive donc plus à circuler jusqu’au niveau des exploitations situées en aval qui, alors, ferment. À toutes ces raisons, enfin, il faut ajouter l’importance des travaux de préparation du sol avant les semis. Ces travaux comprennent l’essouchement des labours (deux ou trois), le planage-nivellement en vue d’obtenir une surface uniforme devant permettre une bonne répartition de l’eau d’irrigation dans les casiers, et le défrichement des digues. Tous ces travaux prennent du temps; ils ne permettent donc pas, bien souvent, au niveau de la plupart des exploitations, le cadrage des différentes opérations de la culture du riz sur le tableau 1.

Accroissement des rendements

Dans la vallée du Logone, la riziculture était une pratique bien connue bien avant l’arrivée des Chinois. C’était une riziculture pluviale reposant sur l’exploitation de cette vallée temporairement inondée pendant la saison des pluies, avec un outillage archaïque (pioche, houe, daba, machette, faucille) et le semis à la volée. Les variétés cultivées étaient le Garoua ou Lai II (110-140 jours), le Dokol (150-180 jours) et le Maroua (130- 140 jours) (Cabot J., 1965 :194). Les rendements étaient alors compris entre 1200 et 1400kg/ha, avec généralement une seule récolte annuelle (Cabot J., 1965 : 194). Mais depuis l’introduction de la riziculture irriguée, les rendements se sont beaucoup accrus (cf. figure 4).

Figure 4. Évolution de rendement du riz à Bongor

L’agriculture irriguée permet donc ici d’obtenir un surplus de 3 à 4 tonnes de riz paddy par hectare par an, par rapport à la riziculture pluviale traditionnelle. Ces rendements moyens sont atteints grâce à l’utilisation de fortes doses d’engrais et de produits de traitement tels que les herbicides et les insecticides, mais aussi du fait de l’adoption d’un nouveau système de mise en place de la culture qu’est le repiquage. Cette opération consiste à mettre en place les plantules par touffes de trois séparées les unes des autres de 20cm, et en lignes séparées de 25 cm. Cette disposition permet d’aérer le champ et d’avoir un bon rendement.

Augmentation des revenus

Tout comme dans le périmètre rizicole de la vallée de l’Amou (ABOTCHI, 2004), de la SEMRY à Yagoua au Cameroun, c’est surtout au temps des Chinois que la culture du riz dans le casier B a été prospère et a suscité tous les engouements. Bien que les Chinois n’aient laissé à leur départ en 1979 aucune information relative à ce projet rizicole entre 1965 et 1979, en particulier concernant leur gestion du périmètre, les statistiques sur la production du riz, les facteurs de production et les revenus, c’est cependant bien pendant leur gestion que la riziculture a bien profité à toute la population de la zone, et que les réalisations socio-économiques les plus visibles ont été enregistrées par les paysans (Enquête de terrain, 2018).

Comme le coton, la riziculture dans la vallée de Bongor produit du riz essentiellement pour la vente. L’énorme demande urbaine de riz et l’augmentation de son prix qui en résulte en font une spéculation intéressante surtout depuis la dévaluation du franc CFA en janvier 1994. Les plus gros bénéficiaires de la nouvelle spéculation sont principalement les paysans nantis. Les enquêtes de terrain ont aussi montré que le sac de riz paddy se vend à 10000 F CFA à la récolte ; il en résulte un revenu d’environ 200 000 F CFA par hectare. De toutes les autres cultures, le riz rapporte plus si l’itinéraire technique est respecté convenablement.

Les Brasseries du Tchad constituent la grande partie de la clientèle. Elles achètent le riz pour la fabrication de « Gala », la bière nationale. Les grands producteurs de riz vendent directement leur récolte aux Brasseries qui viennent chercher dans les magasins de stockage, réduisant ainsi le déplacement des riziculteurs. Elles offrent ainsi l’occasion d’augmenter considérablement les revenus des paysans.

Les revenus des petits exploitants (moins d’un hectare) s’améliorent considérablement ainsi que leur niveau de vie. De 5500 à 6000 F CFA en 1990, le sac de riz paddy coûte 10000 F CFA aujourd’hui (Enquête de terrain, 2018). Cette situation a permis une augmentation des recettes des exploitations de petite taille, ce qui autorise quelques investissements dans la production et l’achat des biens de consommation, améliorant ainsi leur niveau de vie. Bien que la situation de ces petits exploitants ne soit guère enviable, il faut toutefois noter une amélioration de leur niveau de vie.

Mutations sociales

Accroissement de l’offre d’emploi agricole

L’intensification de la production dans le casier B implique le recours à une main-d’œuvre agricole d’une importance jamais connue dans la région. D’abord, entre 1965 et 1980, les Chinois et l’État tchadien avaient recruté des paysans comme ouvriers au moment même de l’aménagement du périmètre et aussi pour l’exploitation des terres. Ceux-ci percevaient entre 40000 F et 60000 F CFA par mois, par hectare et par groupe de 15 personnes (Documents d’archives, 1990). L’offre de travail est considérable : d’après Gouataine (2010 : 85) et les enquêtes de terrain (2018), les opérations culturales telles que le repiquage nécessitent en moyenne deux ouvriers par casier et par jours. Cela signifie que, pour cette opération de repiquage seule, un riziculteur disposant de deux hectares de terre peut employer 8 ouvriers pendant 10 jours. Au moment du désherbage, les exploitants ont recours à deux ou trois personnes par casier et par jour, et cela deux à trois fois par saison du fait d’une extrême sensibilité des Variétés à Haut Rendement (VHR) aux adventices et aux parasites (insecte et chenille). L’effarouchement des oiseaux nécessite de son côté une demi-douzaine de travailleurs pendant 40 jours par hectare par saison. Quant à la récolte, elle emploie 7 ou 8 personnes par casier et par jour, les uns travaillant à la coupe du riz à la faucille, les autres au battage. Par ailleurs, les opérations de labour, d’épandage d’engrais et de pesticides, font aussi appel à un nombre d’ouvriers relativement important (cf. photo 1).

Cliché : Gouataine, 2010
Photo 1 : Deux ouvriers dans un champ de riz

La modernisation de l’outillage agricole avec l’introduction des motoculteurs et des batteuses n’a pas provoqué une réduction de la quantité de main-d’œuvre utilisée dans l’agriculture. Au contraire, c’est un accroissement de l’emploi rural qui est observé dans le cadre du projet de riziculture irriguée dans la vallée de Bongor. L’offre d’emploi est tellement élevée dans les périodes de grande consommation de main-d’œuvre telles que les périodes de désherbage et surtout de récolte, que parfois les paysans ont du mal à trouver la main-d’œuvre nécessaire. Le manque de main-d’œuvre est surtout crucial lorsque les périodes de besoin de travailleurs dans les rizières coïncident avec les périodes d’intenses activités agricoles dans les exploitations paysannes traditionnelles des villages de la région. On comprend donc les raisons de la ruée de jeunes déscolarisés vers les rizières où ils trouvent à s’employer dans la production du riz.

Changements du niveau alimentaire

Au niveau de la satisfaction des besoins alimentaires, la population tire un avantage considérable de la production du riz. Comme les apports d’eau artificiels grâce à l’irrigation permettent de produire du riz pendant une longue période, la période de soudure se trouve raccourcie. Des réserves de riz existent toujours permettant d’éloigner le spectre de la famine. Une modification des habitudes alimentaires est observée chez les riziculteurs. 82,4% affirment consommer le riz pendant toute l’année sous diverses formes. Le riz est aujourd’hui plus souvent consommé accompagné d’une sauce de légumes, au détriment du sorgho rouge « digari » qui constitue l’aliment de base dans le Mayo-Kebbi. La modification des habitudes alimentaires engendrée par la production du riz se manifeste aussi dans l’adoption d’autres produits alimentaires importés. En effet, l’acquisition de l’argent grâce à la vente du riz permet par ailleurs aux agriculteurs l’achat de produits étrangers parmi lesquels des vivres. Les enquêtes de terrain (2018) ont montré que 98,5% des paysans consomment aujourd’hui divers produits (pain, lait, sucre, condiments importés, bière, etc.). Les mutations sociales du fait de la culture du riz sont remarquables. Elles se manifestent beaucoup plus chez les riziculteurs qu’auprès des paysans non riziculteurs, et sont par ailleurs plus frappants auprès des gros exploitants fortunés que dans le rang des petits producteurs. Il en résulte des inégalités sociales très sensibles.

Exacerbation des inégalités sociales

Le développement de l’économie monétaire dans la région engendré par l’introduction de la riziculture irriguée a altéré ou aggravé la structure sociale des communautés villageoises. Dans la société traditionnelle, ce sont les plus vieux, appelés chefs de lignage, qui régentaient les familles. Désormais, ce sont les personnes riches, ceux qui détiennent le pouvoir financier qui sont les plus écoutées et qui commandent dans les cercles et réunions de famille. Dans la vallée de Bongor, les riziculteurs sont les personnes les plus riches, les plus solvables et les plus respectées. Ainsi, le pouvoir des « anciens » se trouve ainsi bafoué au profit d’une nouvelle classe de privilégiés que sont les riziculteurs. Ceux-ci, jeunes, sont plutôt enclins à rechercher obstinément à s’affirmer par la réussite dans le travail qu’à s’occuper de la gestion des affaires familiales ou lignagères. Il en résulte un éclatement des cellules familiales traditionnelles et un certain individualisme avec des rivalités de toute sorte qui minent les relations sociales dans les villages.

Discussion

Les résultats obtenus dans cette étude sont semblables à ceux obtenus par Ogouwalé (2006), Baohoutou (2007), Romain G. (2014) et Romain G. et Moctar (2015). En effet, les variabilités climatiques sont au cœur des débats internationaux, car elles perturbent les systèmes agricoles et bouleversent les activités paysannes. Tous ces auteurs ont relevé le rôle combien important que joue le climat sur les activités agricoles obligeant à des cultures irriguées, dont le riz ! Cette riziculture irriguée, loin d’apporter des solutions au problème de la faim, bouleverse elle aussi les systèmes multiséculaires. Les travaux menés sur le sujet notamment au Cameroun par Gnassamo et Kolyang (2002), Cabot J. (1965), Baohoutou (2007) et Romain G. (2010) au Tchad, Abotchi (2004) au Togo ont aussi montré les mutations qui ont suivi l’implantation de la riziculture irriguée. Ces mutations ont conduit à une amélioration globale du niveau de vie même si les résultats tant attendus de cette riziculture irriguée ne sont pas obtenus totalement. Il serait important de relancer cette riziculture pour un changement global du niveau de vie. Les résultats actuels ont confirmé les résultats antérieurs. Le développement local des communautés dans lesquelles est implantée la riziculture reste un autre aspect du sujet à développer. Aussi, la comparaison des mutations nées de cette implantation dans deux rizières irriguées du Tchad permettrait de comprendre les obstacles majeurs à la riziculture.

Conclusion

Au terme de cette étude, il convient de rappeler que l’irrigation a permis un développement économique de la vallée du Logone à Bongor. Bien que sa mise en place soit le fait d’une décision extérieure, elle a permis l’intensification de la culture du riz. Elle est aussi à l’origine de l’accroissement de la production et des revenus agricoles, augmentant ainsi le niveau de vie des populations rurales.

Il faut toutefois souligner que les conditions d’installation du périmètre agricole, les difficultés d’encadrement des paysans par l’État tchadien et d’autres obstacles locaux ont constitué des entraves au succès de l’opération. Par ailleurs, cette intensification a permis d’accroitre les revenus de bon nombre des habitants de Bongor.            

La riziculture irriguée a permis un accroissement de l’offre d’emploi et une hausse de revenu agricole, mais elle engendre aussi des problèmes sociaux. Il est important d’accompagner de bout en bout les riziculteurs par des mesures techniques, scientifiques et financières destinées à l’identification des problèmes et à leur solution. Aussi, la réparation du réseau d’irrigation et l’aménagement d’autres casiers doivent être envisagés. Ceci pour permettre un bon développement de la riziculture pour l’atteinte de l’autosuffisance alimentaire.

 

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Pour citer cet article


Référence électronique

Romain GOUATAINE SEINGUE, Magloire DADOUM DJEKO & Issa DOUBRAGNE (2021). «Riziculture irriguée et mutations socio-économiques dans la vallée du Logone à Bongor (Tchad) ». Revue canadienne de géographie tropicale/Canadian journal of tropical geography [En ligne], Vol. (8) 2. En ligne le 25 décembre 2021, pp. 33-38. URL: https://revuecangeotrop.ca

 

Auteurs


Romain GOUATAINE SEINGUE
Département de Géographie
École Normale Supérieure de Bongor, Tchad
E-mail: heritier1986@hotmail.fr

Magloire DADOUM DJEKO
Département de Géographie
Université Abdou Moumouny
Niamey, Niger

Issa DOUBRAGNE
Département de Géographie
Université de Moundou, Tchad